Ils sont tous morts

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Cela fait trois jours que je suis à l'hôpital sans pouvoir en sortir. J'en ai marre! Je n'ai pas le droit de voir Anna.
Après la dispute avec ma mère, celle-ci m'a interdit de voir ma nièce pendant mon séjour ici, sous prétexte que "je ne suis pas moi-même pour dire des horreurs pareils". Pffft. N'importe quoi.

J'ai le droit de sortir de mon lit mais seulement pour aller dans la salle de "loisirs" de l'hôpital. Tu parles d'une salle de loisirs... Il y a seulement deux ou trois jeux, une cafetière, des cartes, une petite bibliothèque pourrie et un piano.
Ah le piano... C'était la torture de tout les mercredis avant ! J'étais nulle, ma prof était très sévère et les partitions inintéressantes.
Mais en même temps au point où j'en suis...
Je dirige mon fauteuil roulant vers le piano et une infirmière accoure pour m'installer sur le fauteuil. Je la laisse faire : pas le courage de me débattre aujourd'hui.
Quand je suis enfin posée devant l'instrument, l'infirmière me regarde et me demande si j'ai besoin d'elle. Je secoue la tête sans la regarder, soudain hypnotisée par la chose qui se place devant moi, cette chose qui était mon instrument de torture avant. Je ne sais même plus comment on en joue.
Et puis soudain un élan me prend, un élan qui porte mes mains sur le claviers, sans même que je contrôle.
Et puis mes doigts se mettent à jouer tout seuls, d'abord tout doucement, comme si ils ne voulaient pas déranger.
Toute la salle devient silencieuse, seul la petite musique douce et calme résonne.
Je ne sais même pas comment je fais, c'est un morceau que je n'ai jamais joué. C'est "Mother's Journey", du film Goodbye Lenin... Comme par hasard, c'est dans ce film que la mère est dans le coma et se réveille longtemps après...
Mes mains virvoltent, et l'air commence à prendre son ampleur. L'air est soudain plus grave, et me touche au fond du cœur. Je n'ai jamais su joué du piano, mais là... Je suis sur un petit nuage, j'oublie tout.

J'oublie mes 12 ans de coma. Je joue.

J'oublie la mort de ma sœur. Je joue.

J'oublie mon père en prison. Je joue.

J'oublie Bryan, mes amis, et tous ces gens qui ont vieillis sans m'attendre. Je joue.

J'oublie l'hôpital, ma probable mort, et tout le monde qui m'entoure. Je joue.

Sans m'arrêter, encore et encore.
Des larmes sortent de mes yeux, sans que je puisse contrôler. La musique me submerge, je ne sais plus où donner de la tête. Le morceau touche à sa fin, je transmet toute ma peine, toutes mes larmes, tout mon cœur et tout mon amour dans les dernières notes, et je laisse mes mains en suspensions sur les touches du piano. Je suis figée.

Entre le rêve et la réalité. Le monde autour de moi revient au fur et à mesure. Je me sens vide. Le silence est lourd. L'air a été traversé par la musique, j'ai habillé chaque recoin de la pièce avec les notes et maintenant elle est toute nue.

Je sens tout les regards posés sur moi et sur le piano. Une infirmière vient vers moi et essaye de me remettre dans mon fauteuil roulant mais je refuse. J'appartiens au piano désormais. C'est comme un contrat : maintenant que j'y ai touché, je n'ai plus le droit de m'en séparer. Et j'ai signé ce contrat en touchant ce piano pour laisser s'échapper les notes des cordes.

La pièce doit rester au moins plusieurs minutes comme ça, dans le silence avant que tout le monde dans la pièce sorte au fur et à mesure, en me laissant en face à face avec mon instrument.

Enfin presque tout le monde.

Quelqu'un s'avance vers moi et le piano, tout doucement. Quand j'arrive enfin à détourner les yeux, je découvre un jeune homme assis sur une chaise en face de moi, et qui me regarde droit dans les yeux. Il doit avoir mon âge. Je le regarde plus intensément et il rougit. Il semble tellement fragile... Son corps entier semble fait de verre, et ce dernier semble pouvoir se briser à tout moment...

On reste un petit moment comme ça, à se regarder mutuellement, se dévisager, en essayant de comprendre l'autre. Et c'est lui le premier qui brise le silence :

-C'était unique ce que tu viens de jouer.

-Je ne l'ai absolument pas contrôlé, dis-je avec la plus grande sincérité du monde.

-Je m'appelle Ryan.

-Morgane.

Il me sourit d'un pauvre sourire avant d'ajouter :

-Je sais malheureusement qui tu es Morgane Lou. On était dans le même collège il y a douze ans.

Mon cœur fait un bond son visage me revient.

Ryan Hucher.

Non seulement on était dans la même collège, mais aussi dans le même classe.

Je me souviens de lui : brun, de magnifiques yeux marrons, un peu timide, incroyablement gentil et sincère. Le garçon le plus adorable de tout le collège. Ma sœur était amoureuse de lui depuis la grande section. Et je suis sûre que lui aussi, malgré ce qu'il affirmait.

Et lui aussi il a vécu cette fusillade. Lui aussi il a sûrement perdu tout ses amis. Lui aussi à survécu.

Il me regarde d'un air triste quand des larmes s'échappent de ses yeux. Il est pâle, incroyablement pâle. Et brisé. Et il me dit en pleurant :

-J'ai perdu tout mes amis. On a perdu tout nos amis, Morgane. Caroline. Mike. Éva. Michael. Joanne. Josrène. Et même notre petite Carmen... Ils sont tous morts. A coups de balles. Ou suite à leurs blessures. Ils ne restent que Bryan, toi et moi. J'ai perdu mon frère jumeau dans cette attaque aussi : Connor. Et tu as perdu Kate. J'ai peut être survécu à une fusillade, mais pas à la vie. Je suis mort. Lassé. Plus rien ne me réjouis, plus rien ne me donne envie de rire. Ils m'ont enlevé ma vie et ne m'on laissé que mon corps. Mais un corps sans rien à l'intérieur, sans joie, sans amour, sans rire, ce n'est qu'un corps. Qu'une machine qui survie même si elle n'a plus aucune raison de le faire.

Je l'écoute déballer tout son discours, et les larmes coulent sur mes joues sans que je ne m'en rende compte.

Ils sont tous morts.











Wake me up when it's too lateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant