CHAPITRE 13. D'écrire : cet "arbre" (SUITE)

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DEUXIÈME PARTIE : S'ENFERMER DANS SA PROPRE LANGUE

CHAPITRE 13. D'écrire : cet « arbre » (SUITE)


Retour au point de dé-part :

JE__R_O_U_V_R_E__LE__R_I_D_E_A_U...

Là-bas se trouve cet arbre au bord de la route et ici cette encre sur le papier. Mais l'encre ne contribue aucunement à nous assurer des fruits, de l'ombre et du bois en permanence. Cet arbre et cette encre sont deux choses tout à fait distinctes que l'on ne saurait confondre ― mais pas pour autant nécessairement sans rapport. La forme d'une tache d'encre peut évoquer la forme d'un arbre. D'ailleurs, le mot graphein, en grec, signifie faire des lignes pour dessiner ou écrire. L'écriture est en soi un art. C'est une forme de représentation. C'est pourquoi les bibliothèques sont essentiellement plus que de simples entrepôts de papier.

Même l'analphabète sait que quelque chose de plus se cache entre les lignes. Toutefois, il ne sait pas le lire, c'est-à-dire percevoir de quoi il s'agit au juste. Cette faculté de percevoir de quoi il s'agit se nomme en grec : noos, en allemand : Vernunft, en français : raison. Aussi celui qui ne l'aperçoit pas demeure-t-il, par rapport à celui qui « parle comme un livre », a-noêtos. Il ne perçoit pas la parole comme une suite de mots. Cratinos dit quelque part : « L'anoêtos marche comme un mouton en disant : bê bê ».

L'analphabète est dépourvu d'une certaine vision intel-lect-uelle (noos) des choses; mais il n'est pas pour autant aveugle. Le préfixe an- dans le mot « analphabète » indique seulement qu'il lui manque l'alphabet. Ce qui ne saurait signifier qu'il lui manque des yeux. En réalité, l'analphabète voit. Il voit même possiblement très bien. Il voit, par exemple, cet arbre ou cette photographie de cet arbre. Mais, contrairement à nous qui savons lire et écrire, l'analphabète n'est pas assailli par le mot : a-r-b-r-e (1). Aussi sait-il quelque chose que nous avons tendance à oublier derrière le rideau de notre con-science. L'analphabète sait, mieux que nous, laisser cet arbre être debout là où il est debout ― même s'il se voit parfois contraint de brûler des forêts pour survivre. Nous, par contre, nous n'avons plus besoin d'y mettre le feu. Il y a déjà longtemps que le platonisme nous enseigne à laisser tomber cet arbre pour l'idée d'« arbre ». Or, l'âme ne se tourne vers l'idée, selon Platon, qu'en dia-loguant avec elle-même. Mais, ce faisant, c'est le legein (lire et dire) de ce dia-logue qui s'empare de nous : « on ne fait plus, comme dit Rousseau, que lire en parlant ». Qu' « on » le sache ou non, « on parle » en faisant la lect-ure. C'est pour-quoi, nous ne nous y retrouvons plus qu'intel-lect-uellement : « la plupart des gens, dit Paul Valéry, y voient par l'intellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu d'espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts, [...] ils se régalent d'un concept qui fourmille de mots. »

« Vieux marchand d'Identité! Qu'as-tu aperçu et reconnu, vaillant docteur en tautologie? Qu'as-tu reconnu, dis, au bord de cette nouvelle route? Un arbre-aussi [Auch-Baum] ou un presque-arbre, n'est-ce pas? [...] » (Paul Celan)

« Tout se passe, dit Levinas, comme si les yeux n'avaient plus leur lieu dans la cavité de leurs orbites mais devenaient unité du concept placé dans l'espace même que ce concept comprend. » EN TIRANT LE RIDEAU sur ce qui se trouve là-bas  d_e_h_o_r_s  nous ne renonçons pas seulement à cet arbre en particulier ― avant toute chose, l'entente du mot : « arbre » nature notre champ de vision. Aussi est-il urgent de recouvrer enfin la vue et de laisser cet arbre être debout au bord de la route. Car la pensée jusqu'ici ne l'a encore jamais laissé être debout là où il est. Et pourquoi cela? Osons, dès maintenant, une réponse : la pensée ne peut pas laisser cet arbre être debout, parce qu'elle est elle-même, depuis trop longtemps, une affaire de lettres et que la Littérature est, littéralement, ce qui est couché par écrit.

LE  S_U_P_P_O_R_T  d'écriture nous contraint, nous, toi et moi, à laisser tomber ce qui LUI est in-sup-portable, ce qu'IL est incapable, autrement dit, de trans-porter avec LUI. Aussi, à la fin, ne reste-t-il que The World on Paper (2). Or, ce World (monde) sur papier est fait de words (mots). McLuhan l'avait bien dit : « The Medium Is the Message ». « Désormais, dit Jean Brun, le langage assure les transports en commun dans ce territoire qui est LE territoire en soi [...]. » Voilà pour-quoi ce qui ne se trouve que là-bas dehors (dans la nature) doit nécessairement être abandonné ici (sur papier). Mais comment survivre à l'élimination de ce qui rend possible la vie (3)? L'Humain est-il trop humain pour avoir le droit de vivre à l'ère de l'information automatique (l'infor-matique)? La MACHINE devra-t-elle, comme dans 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick, éliminer l'être humain? En s'inscrivant dès le commencement dans un  s_u_p_p_o_r_t  d'écriture, l'humain se condamnait-il à être un jour surpassé par la MACHINE À ÉCRIRE?

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(1) « ... l'écriture est le modèle de la parole, et fait accéder à la conscience certains aspects du langage, parmi lesquels les mots. Tous les locuteurs sont conscients de ce qui est dit, mais ils ne sont pas [tous] conscients de ces constituants linguistiques que nous appelons des mots » (Olson, David R., L'univers de l'écrit, Paris, Retz, 1998, pp. 268-269).

(2) Voir David R. OLSON, The World on Paper : The conceptual and cognitive implications of writing and reading, trad. Yves Bonin, L'univers de l'écrit / Comment la culture écrite donne forme à la pensée, Paris, Retz, 1998.

(3) « La nature en tant qu'objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie étique doit réfléchir » (Jonas, Hans, Le principe de responsabilité, Paris, Flammarion, 1998, p. 31-32 <27>).


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