DEUXIÈME PARTIE : S'ENFERMER DANS SA PROPRE LANGUE
CHAPITRE 20. Cette machine, qui n' « es »pas, « n'es pas » non plus
Mais il se pourrait bien, en vérité, que la machine à parler prenne en charge la langue et maîtrise ainsi l'essence de l'homme. (Martin Heidegger)
Je parle au téléphone avec quelqu'un. Sans doute s'agit-il de quelqu'un, puisque les choses ne parlent pas. Mais non, justement, je me rends compte, tout à coup, qu'il ne s'agissait que d'un répondeur téléphonique. J'avais presque oublié que, depuis l'invention du phonographe, les choses peuvent, d'une certaine manière, parler ― disons, pour le moment, enregistrer. Je laisse donc un message. Non pas, bien sûr, à la machine « parlante » elle-même, mais à la personne que j'essaie de joindre.
Aussi me rappelle-t-elle quelques minutes plus tard. Je parle un moment avant de me rendre compte que personne ne me répond à l'autre bout du fil. La communication a été interrompue. Pendant combien de temps ai-je « parlé tout seul »? J'essaie de rétablir la communication. Je rappelle.
On m'apprend avec émotion que la personne en question est malheureusement décédée pendant que je lui parlais. Si je l'avais sentie trépasser j'aurais immédiatement cessé de parler. Mais comment pourrait-on faire l'expérience du trépas d'autrui? On a donc fait venir un médecin pour qu'il constate, comme on dit, le décès. Non pas que les médecins, eux, soient capables de faire l'expérience du trépas d'autrui, mais leur formation les rend plus aptes que d'autres à lire les signes de la mort. Mais que veut dire mourir pour un physiologiste? Simplement que la machine biologique a cessé de fonctionner. Mais alors : y a-t-il eu un seul moment où je me suis vraiment trouvé en train de «parler» à autre chose qu'une machine?
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Remarque ― Dans Raison, vérité et histoire publié pour la première fois en anglais en 1981, le philosophe Hilary Putnam écrit : « supposons qu'un être humain (vous pouvez supposer qu'il s'agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne-cerveau l'illusion que tout est normal. [...] En outre, en modifiant le programme le savant fou peut faire "percevoir" (halluciner) par la victime toutes les situations qu'il désire. [...] La victime pourrait justement avoir l'impression d'être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l'histoire amusante mais plutôt absurde d'un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui les gardent en vie ». « Comment, demande alors Putnam, savez-vous que vous ne vous trouvez pas dans cette situation? » (1)
How can we tell whether we are real, or just 1's and 0's inside a supercivilization's supercomputer?(Paul Davies)
Dans l'un des plus grands succès des dernières années au box office, Néo ― le protagoniste du film des frères Andy et Larry Wachowski ― apprend par Morpheus que le monde dans lequel il croyait vivre est en réalité un gigantesque « reality show » virtuel créé par un programme informatique : La Matrice (2).
Sur une Terre assombrie et devenue inhabitable, les MACHINES ont mis au point une manière tout à fait inédite d'exploiter la ressource humaine : elles « cultivent de l'humain » comme ― pourrait-on dire ― nous cultivons, nous, le maïs pour en faire de l'éthanol, donc pour en faire une source d'énergie. Aussi, afin d'obtenir de « bonnes récoltes », maintiennent-elles l'être humain captif dans une sorte d'utérus artificiel rempli de liquide nutritif et, par une série de câbles branchés directement sur son système nerveux, lui font voir, entendre, sentir, toucher et goûter dans sa tête une « réalité » qui n'existe pas en réalité.
Qu'est-ce que le réel, demande Morpheus à Néo? Quelle est ta définition du réel? Si tu veux parler de ce que tu peux toucher, de ce que tu peux goûter, de ce que tu peux voir et sentir, alors le réel n'est seulement qu'un signal électrique interprété par ton cerveau.
Mais comment Néo, qui a pu reprendre possession de son corps grâce aux bons soins de Morpheus et de son équipe, peut-il alors vraiment savoir qu'il est vraiment sorti pour de bon de la Matrice et que sa nouvelle vie au sein de l'équipage du Nebuchadnezzar (3) n'est pas une nouvelle simulation neuro-interactive produite par le programme informatique dont il cherche ― «connais-toi toi-même» ― à se déprogrammer?
N'as-tu jamais fait ces rêves, Néo, qui ont l'air plus vrais que la réalité? Si tu étais incapable de sortir d'un de ces rêves, comment ferais-tu la différence entre le monde du rêve et le monde réel?
N'y a-t-il que la mort qui puisse définitivement mettre fin au rêve? Peut-être la mort n'est-elle, après tout, qu'un autre mot pour dire la fin du rêve, autrement dit : l'instant du réveil. Qu'entend-on au juste par le mot : mort? Tout dépend, comme Heidegger l'a bien vu, de la manière dont nous interprétons notre être-vers-la-mort (Sein zum Tode). Et si la matrice de toutes nos illusions ne trouvait sa source que dans cet écart de temps que nous cherchons à maintenir jour après jour entre nous et l'instant de notre propre mort afin de nous rassurer nous-mêmes et nous donner ainsi l'impression que nous contrôlons nos vies : « on finit bien un jour par mourir », se dit-on, « mais pour le moment nous-on demeure à l'abri » ? Seul celui qui est fermement résolu à ne pas fuire l'instant de sa propre mort peut être, à cet instant précis, suffisamment libre pour ê_t_r_e é-« lu » (4) hors du pro-« gramme » qui « le » contrôlait jusque-là. Aussi Néo doit-il mourir pour que la personne aimée, qui l'aime aussi, le « ressuscite » et fasse de lui l'é-lu qu'il e_s_t (alors N_é_o devient the O_n_e).
Peut-on mourir à soi-même? On le peut si l'on cesse de s'entendre « parler » soi-même à travers l'articulation d'une langue.
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(1) Cf. aussi Nick Bostrom, « Are you living in a computer simulation? » in Philosophical Quarterly (2003) Vol. 53, No 211, pp. 243-255.
(2) De la racine indo-européenne *matr- « mère ». Outre le nom commun de l'utérus, la matrice est aussi, en algèbre, un tableau rectangulaire de nombres sur lesquels on définit des opérations mathématiques.
(3) En français : Nabuchodonosor. Le vaisseau commandé par Morpheus (Morphée, en latin : Morpheus, est le dieu du sommeil) porte le nom d'un roi biblique. Cf. Daniel 2, 3 : « Le roi [Nabuchodonosor ] leur dit : "J'ai eu un songe, et mon esprit est anxieux de connaître ce songe". »
(4) É-lire veut dire ici : ne plus lire (legein) en parlant : « élection [ek-logên] de la grâce », dit Paul (Rm 11, 6).
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VERS L'AUTRE MONDE
DuchoweLe monde s'est assombri. Pollution, réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles et manipulations génétiques menacent l'avenir de l'être humain. Or, l'être humain, c'est nous, donc toi et moi. Pouvons-nous envisager un autre monde...