DEUXIÈME PARTIE : S'ENFERMER DANS SA PROPRE LANGUE
CHAPITRE 13. D'écrire : cet « arbre »
Je regarde, par exemple, par la fenêtre, ce bel arbre à fruits qui se trouve là-bas au bord de la route. Et j'écris, maintenant, ici, sur cette feuille de papier :
Cet arbre est quelque chose qui donne des fruits, fait de l'ombre et peut éventuellement être transformé en bois de chauffage.
Puis, je tire le rideau devant la fenêtre.
Mais j'ai toujours sous les yeux ce que j'ai écrit. De toute évidence quelque chose a été conservé sur papier. Cette feuille de papier peut éventuellement devenir la page d'un livre. Ce livre peut être publié et lu. Un autre écrivain peut reprendre ce « quelque chose » dans une citation :
Cet arbre est quelque chose qui donne des fruits, fait de l'ombre et peut éventuellement être transformé en bois de chauffage.
Mais ce « quelque chose » conservé sur papier ne nous donne ni fruits, ni ombre, ni bois. On ne saurait rien y trouver de tout ce qui fait cet arbre. Pourtant, quelque chose y est bien conservé, d'une certaine manière. Mais ce n'est pas cet arbre. Mais alors, qu'est-ce... au juste?
Des mots, répondra-t-on sans doute : le papier conserve une suite mots. Le support d'écriture n'a qu'une seule fonction, assurera-t-on : faire en sorte que « les mots cessent de s'effacer devant les choses ». Mais cela présuppose qu'il y avait des mots avant l'écriture. Ou plutôt : que le tutoiement préhistorique (oralité) est d'emblée pensé comme une sorte d'écriture qui n'a de cesse de s'effacer. Apprendre à écrire, serait-ce alors apprendre à ne plus (s') effacer? C'est bien ainsi que nous nous représentons habituellement le passage de l'oral à l'écrit : grâce à l'écriture, pense-t-on, les mots de « la langue parlée » ne s'effacent plus à mesure qu'on les prononce. Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, c'est le contraire qui est vrai : grâce à l'écriture ― voilà ce que l'on devrait plutôt dire ― quelque chose qui ne s'efface pas ― un signe d'écriture ― peut être lu comme un mot qui se prononce.
Avant l'écriture, on ne parlait pas avec des mots, mais l'un avec l'autre. Pas de mots, mais une rencontre avec autrui (tutoiement). Une personne parlant avec une autre personne ― une personne écoutant parler une autre personne. « On peut penser, dit Georges Gusdorf, que l'homme préhistorique, justement parce qu'il ignore l'écriture, ne sait pas parler tout seul. » Parler, c'est être en présence de l'autre. C'est aussi simple que ça. À vrai dire, c'est d'une simplicité telle qu'il est impossible de la concevoir, puisque les concepts évacuent d'avance l'altérité d'autrui. « Il faudrait réfléchir, dit le philosophe Jacques Derrida, [...] à ce mot « Autrui », [...] dont nous nous servons si familièrement alors qu'il est le désordre même de la conceptualité. »
« Regorgeant de mots mais manquant de Parole, [...] maniant une sorte d'espéranto techniciste le rendant apte à réagir rapidement aux commandes des machines, l'homme contemporain, dit Jean Brun, voudrait pourtant dire quelque chose à quelqu'un. » « [...] et c'est alors qu'il dit, lui et non sa bouche, lui et non sa langue, lui et seulement lui : Entends-tu? [...] Et Entendstu, bien sûr, Entendstu, il ne dit rien, il ne répond pas [...] » (Paul Celan, Dialogue dans la montagne).
Mais « le » télé-phone... sonne... encore .
Des consonnes sonnant à l'unisson avec des voyelles, voilà ce qui rendit d'abord possible, par une sorte de réverbération du signe (sêma) dans la voix (phônê), l'émergence des mots de la langue. C'est pourquoi les Grecs se sont représenté leur langue (glôssa) comme phônê sêmantikê, c'est-à-dire comme une émission sonore qui signifie quelque chose. Quant à savoir ce que cette voix (phônê) signifie au juste, ce sera au philosophe de nous « le » dire (« Nul ne traite des voix plus que les philosophes », lit-on chez Servius).
Avant l'écriture, « on » ne s'entendait pas « parler » avec des mots. Aussi est-ce une grave erreur que d'accorder la priorité aux mots eux-mêmes ― comme si le fait de parler avec des mots était la chose la plus naturelle du monde. Ce n'est pas le mot : arbre qui se donne d'abord à nous comme quelque chose qui pourra ensuite être conservé par écrit; c'est, au contraire, la conservation de quelque chose signi-fiant « arbre » qui rend possible qu'un signifiant soit lu et entendu comme un mot avec lequel « on parle ». D'où la présence des tableaux noirs dans les salles de classe de nos écoles. Apprendre à lire à haute voix (legein) des m-o-t-s écrits, cela signifie, par le fait même, apprendre à « parler » (legein) avec des mots. Entre parler « sans mots » et « parler » avec des mots, il y a cependant une différence. Et c'est une dis-fér-ence tragique : maintenant je peux « parler » abstraitement de l'arbre en tant qu'arbre au lieu de parler avec toi de cet arbre. Car le simple fait que je dispose de mots pour en « parler » me permet, précisément, d'en « parler » avec des mots au lieu de parler avec toi... de lui. Quoi que l' « on » en dise, « Nulle part / il n'est question de toi ― » lorsque l' « on parle » avec des mots.
Nos « comportements marqués par le fait de l'absence d'écriture depuis des millénaires » ont été pris d'assaut par nos systèmes d'éducation. Des millions d'enfants ont été coupés du vrai monde et confinés à leur pupitre pour y être éduqués. « On » leur a appris à « parler » (legein) sans toi : « on » leur apprit à lire (legein), c'est-à-dire à parler avec des mots. Qu' « on » le veuille ou non, « on » nous envoie à l'école pour « subir l'assaut des nouveaux comportements qu'implique l'usage de l'écriture, quelle que soit la définition que l'on donne en fin de compte de ceux-ci. (1) » « On » y fait de nous des « littéraires ». Ces nouveaux comportements « littéraires » nous assaillirent d'abord de mots et, ensuite, de questions sur la signification des mots.
« La Pensée entra dans la Littérature, proclame Heidegger. Celle-ci a décidé le destin de la science occidentale qui, en passant par la doctrina du Moyen Âge, est devenue la scientia des Temps modernes ». Or, tout le monde sait que la science moderne se veut objective. La science n'a en tant que telle pas le choix, elle doit supprimer la subjectivité du sujet. « Les goûts, les couleurs, etc. ne sont rien d'autre, dit Galilée, que de simples noms, pour autant que l'objet dans lequel nous les plaçons est concerné et réside seulement dans la conscience. De ce fait, si la créature vivante est supprimée, toutes ces qualités [les goûts, les couleurs, etc.] seront effacées et annihilées. » « Il est probable, dit le philosophe Martin Heidegger, que nous n'avons encore qu'une représentation très insuffisante de l'être et de la portée du phénomène "littéraire". » « Que l'invention de l'imprimerie coïncide avec le début de l'époque moderne n'est nullement un hasard. »
(À SUIVRE...)
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(1) Havelock, Eric A., Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Paris, Masparo, 1981, p. 14.
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VERS L'AUTRE MONDE
SpiritualLe monde s'est assombri. Pollution, réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles et manipulations génétiques menacent l'avenir de l'être humain. Or, l'être humain, c'est nous, donc toi et moi. Pouvons-nous envisager un autre monde...