CHAPITRE 24: Es-pace de tutoiement

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TROISIÈME PARTIE : APPRENDRE À NOUS TU-« TOY »-ER

CHAPITRE 24. Es-pace de tutoiement


C'est précisément l'emprise de la nourriture qui empêche l'animal de se mettre en regard de la nourriture. (Martin Heidegger)

Parler, et surtout écrire, c'est jeûner. (Gilles Deleuze et Félix Guattari)


À propos de la plante et de l'animal, le philosophe Martin Heidegger dit quelque part : « la perception pure ne leur devient jamais cet autre qu'eux-mêmes qui en vient à s'objectiver. » L'animal ― et encore plus la plante ― est prisonnier de lui-même parce qu'il est lié à son environnement presque aussi intimement qu'à l'unité de son propre corps (1). Aussi pouvons-nous dire de lui qu'il est, d'une certaine façon, lui-même son environnement. Mais ça, évidemment, c'est nous qui nous nous le disons entre nous. Nous en parlons à la troisième personne. Nous disons de l'animal : il est... son environnement. Mais, lui, qu'en dit-il? Ou plutôt : que ne nous dit-il pas ― puisque que l'animal ne parle pas? Il ne nous dit pas « moi, je... ». Mais en ne nous disant pas : « je » suis, il nous dit, d'une certaine manière : <suis-seulement-mon-environnement>. Ou encore : <suis-sans-moi>, c'est-à-dire ― mais sans vraiment pouvoir nous le dire ― <suis-totalement-hors-de-moi>. « La sûreté de l'instinct chez l'animal, dit Heidegger, répond au fait que ce dernier est enfermé dans sa sphère d'intérêts et ne voit pas au-delà. »

<Suis-totalement-hors-de-moi>, te dit l'animal sans vraiment te le dire puisqu'il est fermé à l'es-pace du es (tutoiement) qui seul lui permettrait de te dire : « tu es donc j'ex-iste (viens du dehors) dans l'es-pace du tutoiement ». Le tutoiement est cet es-pace ex-istential où je parle directement avec toi. Au lieu de se confondre avec son environnement immédiat, l'être humain tutoie ― le voilà donc d'emblée confondu avec toi. Et ce n'est que confondu avec toi que je peux apprendre à parler, à-parler-avec-toi. « Je parle, dit Gusdorf, parce que je ne suis pas seul. » Je-parle-avec-toi parce que je ne suis plus seulement mon environnement (2). Il y a : plus d'univers. Tu m'as déterritorialisé : « la patte qui griffait » est maintenant une main capable de te donner quelque chose (je te dois un il), « la gueule qui mordait » est à vrai dire une bouche capable de te parler (A.E.I.O.U.) (3). Mais pourquoi et pourquoi faire? Peut-être afin que vienne le jour où, après m'être trop longtemps entendu moi-même « parler » tout seul à travers un s_u_p_p_o_r_t d'écriture, j'aurai de nouveau...


[...] besoin de parler [reden] avec la bouche et avec le muscle de la langue et pas seulement avec le bâton. Car avec qui parle-t-il, le bâton? Il parle avec le <support de> pierre, et le <support de> pierre [der Stein] ― avec qui parle-t-il? »

« Avec qui, cousin, devrait-il parler? Il ne parle pas, il articule une langue [er spricht], et celui qui articule une langue, cousin, il ne parle à personne, il articule une langue parce que personne ne l'entend, personne et Personne, et c'est alors qu'il dit, lui [er] et non sa bouche et non le muscle de sa langue, il dit et seulement lui [nur er] : Entends-tu?

[...]

[...] Et Ententu, bien sûr, Ententu, il ne dit rien, il ne répond pas, car Ententu, c'est celui avec les glaciers, celui qui s'est plissé, trois fois, et pas pour les hommes...

(Paul Celan, Dialogue dans la montagne)


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(1) « L'animal ne parle pas parce qu'il n'est pas dans la langue. Cela a l'air d'une phrase tautologique, qui donc ne dit rien. Et pourtant, elle dit quelque chose : à savoir que la non-parole de l'animal [...] équivaut à l'altérité essentielle de son Être. Conformément à elle, il est prisonnier des sollicitations de son environnement et de ses semblables et reste pris dans cet emprisonnement. » (Heidegger, Martin, Les hymnes de Hölderlin : La Germanie et Le Rhin, Paris, Gallimard, 1988, p. 75)

(2) « Au point de départ de l'évolution mentale il existe à coup sûr aucune différenciation entre le moi et le monde extérieur, c'est-à-dire que les impressions vécues et perçues ne sont rattachées ni à une conscience personnelle sentie comme un "moi", ni à des objets conçus comme extérieurs : elles sont simplement données en un bloc indissocié, [...] » (Piaget, Jean, Six études de psychologie, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, pp. 19-20)

(3) À lire ici en anglais : a he I owe you (un il je te dois). Voir James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 2004, p. 240 : « Mais moi, entéléchie, forme des formes, suis moi par la mémoire car sous des formes sans cesse changeantes. / Moi qui ai péché et prié et jeûné. / Un enfant que Conmee a sauvé de la férule. / Moi, moi et moi. Moi. / A.E.I.O.U. »


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