CHAPITRE 29. Réouverture de l' "es"-pace

8 0 0
                                    

TROISIÈME PARTIE : APPRENDRE À NOUS TU-« TOY »-ER

CHAPITRE 29. Réouverture de l' « es »-pace

Le passé est marqué d'un indice secret [heimlichen Index], qui le renvoie à la rédemption [Erlösung...] S'il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous mystérieux [geheime Verabredung] entre les générations passées et la nôtre. (Walter Benjamin)


Ce que Walter Benjamin appelle, dans sa propre traduction de sa deuxième thèse Sur le concept de l'histoire, le « rendez-vous mystérieux entre les générations » est en réalité un mystérieux «rends-toi». Mais pourquoi cette rencontre rien-qu'entre-toi-et-moi est-elle mystérieuse? Parce que ce qui est vraiment dit entre deux personnes en chair et en os demeure nécessairement fermé à la bonne entente du « on » qui ― n'étant personne ― ne s'entend qu'improprement « parler » à travers l'articulation d'une langue. Le verbe : muein, d'où est issu le mot : mystère, signifie, en effet : «fermer».

Le « on » est fermé à ce qui ne peut être vraiment dit que de personne à personne, par tutoiement. C'est qu'en nous apprenant à lire et à écrire, l' « on » nous a en même temps enseigné à « parler » avec des mots; donc : pas vraiment avec (un) toi en face de (un) moi (1). C'est pourquoi ce que l' « on » se dit avec des mots « se diffuse le plus souvent par écrit au titre du "c'est écrit". Sa propagation, dit Heidegger, [...] se repaît de lectures. » Des textes sont publiés en masse pour la masse (pour une pluralité de personnes : la deuxième personne du pluriel : « vous » tous). « On » s'y adresse à (un) VOUS TOUS avec des m-o-t-s; alors que, m_o_i, je ne m'adresse qu'à (un) t_o_i (deuxième personne du singulier) pour que tu y é-lises (2) ce qui n'a jamais été écrit. Or, ce qui n'a jamais été écrit dans ce qui a été écrit et publié noir sur b_l_a_n_c pour un public de lecteurs qui s'entendent « parler » à travers « ce » qu'ils lisent, c'est ni plus ni moins que ce qui t'e_s_t personnellement destiné à t_o_i seul(e) : l' o_u_v_e_r_t_u_r_e (a-lêtheia) d'un « e_s »-pace gardé libre où je puisse enfin m'adresser en vérité directement à t_o_i.

Le texte de l'Histoire est en vérité un rends-toi en personne à la fête; pas un rendez-«VOUS» où l'on entonnerait solennellement tous en chœur un même : «NOUS» (3). C'est pourquoi ― Walter Benjamin a tout à fait raison de le dire : «Cette fête est purifiée de toute solennité. Aucune espèce de chant ne l'accompagne. Sa langue est une prose intégrale qui fait sauter les chaînes de l'écriture, et est comprise de tous les êtres humains (comme la langue des oiseaux par les enfants bénis des fées).»

Cette «langue», qui n'est plus la langue que l'on s'entend «parler» à travers «les chaînes de l'écriture», et qui e_s_t pourtant comprise par tous, c'est le tu-«toi »-ement : « la langue des oiseaux» qui ― pour ainsi dire ― n'articule pas des mots, mais t'articule, t_o_i, comme si tu étais m_o_i. Cette «langue» e_s_t la «langue» vraie : la «langue» qui n'est pas une «langue», mais une parole qui vient du fond du cœur. Disons : l'amour.

Les amants déposent leurs offrandes sur les lèvres les uns des autres.

Celui qui vit sans amour, sur sa propre langue.


Les dieux et les démons, raconte le Brahmana des Cents Routes, furent un jour en conflit. Alors les démons dirent : À qui pourrions-nous bien offrir nos sacrifices? Et ils déposèrent leurs offrandes dans leurs propres bouches. Mais les dieux déposèrent leurs offrandes sur les lèvres les uns des autres. Et Pradshapâti, l'Esprit originel, fit alors choix de se donner aux dieux. (Martin Buber)

__________

(1) À l'école, où l'on nous apprenait à «parler» avec des mots, nous avions plutôt en face de nous un tableau noir.

(2) É-lire veut dire ici : ne plus lire en parlant. Ce qui veut aussi dire : ne plus parler comme on écrit. Car, comme Rousseau l'avait bien vu, « en disant tout comme on l'écrirait, on ne fait plus que lire en parlant ».

(3) « Peut-être Heidegger a-t-il été le dernier philosophe à croire de bonne foi [...] qu' [...] il soit encore possible [...] pour un peuple [...] de trouver son destin historique. » (Giorgio Agamben) « La faute de Heidegger serait [...] d'avoir persisté dans une pensée du fondement en revenant à un savoir garanti par une communauté, un Volk, [...]. » (Alexis Nouss)




Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Feb 16, 2016 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

VERS L'AUTRE MONDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant