CHAPITRE 17. Mémoire

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DEUXIÈME PARTIE : S'ENFERMER DANS SA PROPRE LANGUE

CHAPITRE 17. Mémoire


Suppose donc avec moi, pour le besoin de l'argument, qu'il y a dans nos âmes un bloc de cire, [...] et que, toutes les fois que nous voulons nous souvenir de quelque chose que nous avons vu, entendu, ou conçu nous-mêmes, nous tenons ce bloc sous nos sensations et nos conceptions et les y imprimons, [...] et que ce qui a été imprimé ainsi, nous nous le rappelons et le savons, tant que l'image reste sur la cire [...]. (Platon)


Enfants, nous étions doués d'une grande capacité de mémorisation. En prenant de l'âge, cependant, notre « bloc de cire » ou ― comme on dirait aujourd'hui ― notre « disque dur » tend à se détériorer. Peu à peu, en vieillissant, nous perdons, comme on dit, la mémoire. À moins que... ce ne soit la mémoire... qui soit en train de nous perde peu à peu.

La mémoire peut-elle nous perdre? Comment le pourrait-elle? Peut-être, comme bien souvent, dans la vie : par excès? Mais peut-on avoir trop de mémoire? Ne serait-il pas extraordinaire, au contraire, de pouvoir tout retenir ― tel quel? La haute fidélité de la mémoire, n'est-ce pas ce que tout le monde est en droit d'exiger avant tout? Que ferions-nous, en effet, d'une mémoire qui s'altère en se laissant corrompre par l'autre? Nous ne voulons absolument pas d'une telle mémoire adultère. Aussi n'attendons-nous d'elle en définitive qu'une chose : qu'elle reproduise toujours très fidèlement la même chose, c'est-à-dire parfaitement. Or, une chose n'est par-faite qu'une fois faite. Une mémoire infiniment parfaite ne nous laisserait donc plus rien d'autre à par-faire. Du coup, nous n'y aurions, nous autres, qui sommes autres les uns par rapport aux autres, plus rien à faire. Et plus rien, non plus, à y  faire en tant qu'autres. Toi et moi, nous y serions, pour ainsi dire, de trop. Aussi en est-ce trop pour nous. Ce trop est, pour nous autres, humains, nécessairement de trop si nous nous y perdons, toi et moi. Ce n'est pas nous qui sommes en train de perdre la mémoire, c'est la mémoire... qui est en train de nous perdre... à travers l'automatisation du monde. 

Dans auto-matisation, il y a le mot auto. À l'origine, c'est un mot grec. To auto signifie, en grec : « le même ». En parlant de la troisième personne, autos veut dire : « lui-même ». Voilà pourquoi nous appelons automate cette machine qui semble « penser-par-soi-même ». On utilise aujourd'hui des machines « pensantes » pour fabriquer d'autres machines « pensantes ». Pourquoi ne « penserait »-on pas alors, avec elles, l'entière automatisation du monde? Une énorme MACHINE entière-ment refermée sur elle-même. Où tout reviendrait toujours au même. Sans histoire.

C'est qu'il n'y a pas de limite à l'auto-matisation du Même. Même si, pour ce faire, il faudrait pouvoir disposer d'une infinité de « bits / on chips ». Même si, en réalité, il est impossible de tout mémoriser le Même. Car l'essentiel, ici, ce n'est pas le fait qu'il y ait trop de données (data) à mémoriser, mais qu'il y ait de la mémoire qui nous soit d'emblée donnée en trop. En trop, parce que donnée d'emblée à la place de l'Autre. À la place de l'autre mémoire, celle qui se sou-vient de l'Autre, c'est-à-dire de Toi (1).

La mémoire du Même est déjà, en soi, une mémoire de trop. C'est pourquoi elle n'en a jamais assez. Il lui faudrait, en effet, être une mémoire infinie pour pouvoir prendre l'autre place, c'est-à-dire : ...ta place. < La mémoire veut s'élargir, la mémoire réclame d'être élargie. Elle veut que s'efface sa différence d'avec toi. C'est en quelque sorte le « propre » de la mémoire que de tendre ainsi à s'indifférencier et, par là, à tout envahir et contaminer, à tout médiatiser. À tout déproprier, donc. La mémoire est, si l'on peut risquer ce mot, l' « étrangement » généralisé : les automates ― à n'en plus finir. > Et l' « étrangement » généralisé, c'est l'étourderie : « l'oubli de qui parle quand je parle, qui est évidemment l'oubli, conjointement, d'à qui je parle quand je parle et de qui écoute quand on me parle. Et l'oubli, toujours ainsi entraîné, de ce dont il est parlé».

VERS L'AUTRE MONDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant