CHAPITRE 23. L'absurdité de la parole

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TROISIÈME PARTIE : APPRENDRE À NOUS TU-« TOY »-ER

CHAPITRE 23. L'absurdité de la parole


Il rapprocha son visage du mien. Une chose inouïe, dit-il, [la vie est] une bien belle chose, une chose inouïe. (Samuel Beckett, Molloy)


Je suis le plus souvent perdu dans le « on ». Mais je peux me retrouver. Je me trouve chaque fois en train de te parler (1). Or, si je te parle vraiment, c'est que tu m'entends vraiment. Mais, moi, qui ne suis pas toi, je ne peux pas t'entendre m'entendre te parler. Je suis, autrement dit, condamné à demeurer pour toujours sourd à cette entente-là. Cette surdité fondamentale d'un Moi qui ne peut jamais, en tant que Moi qui parle, être le Toi qui écoute, est constitutive de la parole. En ce sens, on peut dire que la parole vivante est fondamentalement ab-surde : une chose inouïe!

Absurde ne veut pas dire vide de sens. Au contraire, c'est la non-absurdité de la langue que l' « on » s'entend réciter à haute voix ou « dans sa tête » qui est la chose insensée. La parole devient non-absurde, c'est-à-dire langue, lorsque chacun s'y entend « parler » tout seul. Car s'entendre « parler » soi-même, ce n'est plus parler avec (un) toi qui me fais vivre parce que tu m'é-meus, mais s'ex-primer en alignant cette suite de choses mortes que l'on appelle : des mots.

« Un mot ― tu sais : / un mort. // Lavons son visage, / peignons ses cheveux; / tournons son œil / vers le ciel » (Paul Celan, Retroussées pour la nuit).


Dans leur vie quotidienne, à Java ou au Sahel par exemple, un grand nombre de gens manient avec aisance plusieurs genres de discours, lesquels, selon la perception moderne, sont tenus dans des langues différentes. Mais ces gens appréhendent autrement la chose. Les Javanais ne disent pas « Je ne parle pas ta langue » mais « Je ne t'ai pas compris [I connot understand you] ». (Ivan Illich et Barry Sanders)


M'entendre « parler » moi-même dans une langue et masquer ainsi le fait qu'il m'est fondamentalement impossible de t'entendre m'entendre te parler, voilà ce qui constitue, au fond, la chose insensée.Car le seul sens de ma parole, c'es(t) toi.


(1) Voir Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1983, p. 260 : « Je n'emploie je qu'en m'adressant à quelqu'un, qui sera dans mon allocution un tu. » Question : pourquoi Benveniste écrit-il ici : « qui sera... un tu » et non pas : « qui est... un tu »? Peut-être parce que « L'homme dans la langue », l'homme qui s'entend soi-même « parler » dans une langue, est un « Je » qui n'a pas encore appris à dire tu à un il?


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