[ Chapitre 5 ]

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Lise est devenue en l'espace d'une soirée, une mère, une grand-mère, une amie et une confidente pour moi.
J'avais accepté de "fêter" mon arrivée chez elle au restaurant, mettant de côté mes inquiétudes au sujet des jours à venir.
J'allais devoir apprendre à vivre au jour le jour.

-Lise ? Est-ce que tu penses que ma robe se vendrait bien ? M'enquis-je en terminant ma pizza.

-Cette merveille ?! Malheureuse ! Ne la vends pas, elle est bien trop belle !

-Je n'ai pas l'intention de la remettre et j'aimerais avoir quelques pièces de côté, histoire de ne pas être un poids pour toi.

Lise reposa son verre d'eau et agita son index devant moi.

-Wendy, je ne veux pas que tu sacrifies quoi que ce soit pour moi. J'ai soixante ans, que veux-tu que je m'offre ? Une voiture de sport ? Non ma grande, te recueillir est la meilleure chose que j'ai faite depuis trop longtemps. Alors si tu veux vendre ta robe, je t'aiderais, mais seulement si ce n'est pas du sacrifice.

Il fut donc convenu que nous tenterions de vendre ma robe le lendemain matin, l'heure devenant trop tardive.
J'étais excitée comme une puce, j'avais dormi toute la journée.
Lise a dut le ressentir, car elle me proposa quelque chose.

-Écoute, tu ne vas pas réussir à dormir avant l'aube dans l'état où tu es. Alors suis-moi, jeune fille intrépide !

Nous marchâmes à travers quelques rues en bavardant, tandis que je tentais vainement de deviner notre destination.
J'ai cru à une plaisanterie quand j'ai reconnu la salle de boxe.

-De la boxe ?!

Lise hocha gaiement la tête.

-Il n'y a que ça qui soit encore ouvert ! Je recouds parfois les shorts de ces petits barbares, il me semble donc équitable qu'ils t'accordent quelques minutes de défoulement.

-Mais je ne sais pas me battre !

Lise s'arrêta et me dévisagea, surprise.

-Tu ne pensais tout de même pas que j'allais te demander de combattre l'une de ces machines, Wendy ?! Ah non ! Je veux simplement que tu t'amuses. Donne deux, trois coups dans un punching-ball et dans la tête de ce bêta d'Henri au short recousu si ça te chante, mais personne ne va venir te casser la figure.

Lise était décidément pleine de surprises.
La salle de boxe était aussi peuplée et bruyante que la veille, ce qui me replongea tout à coup dans une excitation enivrante.
Sur le ring s'affrontaient à nouveau deux hommes.
J'ai plissé les yeux, reconnaissant tout à coup le jeune homme de la veille.
Ses cheveux foncés formaient des mèches humides tombaient devant ses yeux, son corps était droit et contracté et il esquivait chaque coup avec une dextérité hallucinante.
Son adversaire semblait avoir le double de son âge et le regardait avec un regard froid et cruel qui me donna la chair de poule.
Je compris l'enthousiasme qui animait la foule.
Ces deux boxeurs étaient de redoutables combattants et l'issue du combat serait forcément spectaculaire.
Vêtus d'un short du même rouge que celui de leurs gants, les deux hommes se faisaient face, concentrés, crispés.

-Lise, je vais effectivement opter pour un punching-ball ! Criai-je en tentant de couvrir le vacarme de ma voix.

La grand-mère se tourna vers moi avec un sourire amusé, alors qu'un bruit retentissant résonna soudain dans la salle.
Le combattant le plus âgé était à terre.
Je regardais, ébahie, le jeune homme qui essuya son front et qui expira longuement sous les applaudissements incessants du public.
Il promena ses yeux dans la foule, avant de jeter ses épais gants à terre.
J'avais rarement vu des yeux plus clairs que ceux de mon père. 

C'est certain que j'avais affaire là à tout autre chose que ce crétin de Victor Millepied.

La salle se vida peu à peu, chacun retourna à son occupation, et Lise m'entraîna vers un couloir au fond de la salle.
Nous passâmes devant le ring sans que mes yeux ne se détachent du jeune boxeur qui essuyait son visage tout en parlant à un coach.
J'ai d'ailleurs dû rêvasser un petit peu trop longtemps, parce que je me suis brutalement heurtée à un mur.

En relevant mes yeux, j'appris que le mur était un homme.
Encore un.
Mais celui-là était bien moins effrayant que les précédents.
Je lui donnais environ l'âge de mon père. Il faisait sensiblement la même taille que moi, chose peu commune.

-Tiens ! Bonjour mademoiselle, sourit-il, révélant une rangée de dents abîmées. Lise ! S'exclama-t-il en se tournant vers la grand-mère.

-Comment vas-tu ? Henri est le directeur de cette salle, me signala-t-elle.

Ils échangèrent quelques politesses tandis que je détaillais le nouvel arrivant.
Des cheveux bruns, des yeux bruns éclipsés sous d'énormes lunettes rondes qui lui donnaient plus l'air d'un bibliothécaire que celui d'un propriétaire de salle de boxe.
Le seul contraste amusant était le short recousu qu'il portait et que l'on devinait à peine sous son gros pull.
Son apparence seule donnait le sourire.

-Qu'en dis-tu, Wendy ?

Je relevai la tête, rencontrant les regards de Lise et d'Henri qui attendaient manifestement une réponse.

-Je te propose d'essayer quelques coups contre un de ces punching-ball, me proposa-t-il en m'indiquant la dizaine de sacs noirs suspendus non loin du ring. Et si le cœur t'en dit, de revenir quelques fois ? Nous manquons cruellement de filles au club.

D'accord. J'ai dit d'accord avant de réfléchir. Rien à voir avec les yeux clairs de qui que ce soit. C'est ainsi que je me retrouvai un quart d'heure plus tard, affublée d'une tenue de boxe trop courte qui appartenait à une adepte du club.

Je n'avais aucune technique, et pourtant, je me suis amusée comme rarement.

C'était toute ma tête qui se déchaînait avec mon corps. Mes voisins étaient occupés avec leurs adversaires, je n'avais pas de regard à ignorer, rien que mon punching-ball à marteler. Ma queue de cheval fouettait mon dos à chacun de mes coups de poing, mes articulations craquaient sous l'élan, mes dents claquaient, et je sentais tout couler. Colère frustration détresse, trop dur de devenir adulte, trop dur de devenir adulte là-bas.
Le visage et le sourire plaqué de ma mère me revinrent en mémoire.

《Tu me fais honte.》

Je frappais.

《Mais qu'as-tu donc dans ta jolie tête ?!》

Je frappais plus fort.

《PAUVRE IDIOTE !》

J'ai écrasé mon poing sur le punching-ball si fort que des larmes se sont échappées de mes yeux.
J'ai essuyé rageusement mes joues avant de recommencer à frapper.
J'ai cru entendre la voix d'Henri un petit peu plus loin.

-Laisse-là faire, disait-il à Lise, je pense que cette petite a vraiment besoin de se lâcher.

Je repris mon monologue de cyclone, enchaînant les coups sans me soucier de mes poignets qui me lançaient ou de mes avants-bras qui prenaient les flammes, eux aussi.
Une rage sourde avait grignoté mon corps tout entier tandis que chaque réprimande de maman, chaque jour passé sans que mon père ne m'adresse la parole, chaque larme que Charlie avait versé parce que maman l'avait grondé me revenaient brusquement à l'esprit.

J'étais trop nouée pour hurler ma colère, pour exprimer ces années passées à sourire à tous ces bourgeois qui critiquaient ma famille derrière mon dos, pour exprimer la rage accumulée durant chaque fichue seconde de ces trois dernières années. J'avais mal, et j'étais en train de découvrir un exutoire.

Quand enfin je me suis écroulée sur le tapis qui couvrait le sol de la salle, je me sentis m'envoler, aussi calme et légère qu'on puisse l'être.

J'étais tombée folle amoureuse de ce punching-ball.

CharmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant