Depuis les hauteurs, Badorin contemplait le champ de bataille. Ça faisait déjà 20 minutes que les équipes de la fédération et de la meute se disputaient le contrôle du territoire, avec des résultats somme toute assez discutables. Dans le principe pourtant, l'idée était simple : Deux équipes de 20 joueurs devaient faire preuve de stratégie afin de s'emparer de zones clés, du drapeau ennemi et finalement investir la place forte adverse. Sous le commandement d'un chef de raid, les deux groupes étaient donc censés se coordonner, feinter, organiser des offensives et déborder l'adversaire. Dans la pratique, on assistait à ce que Badorin aurait qualifié de joyeux foutoir. Sur les 20 joueurs, une dizaine tentaient de respecter la stratégie, cinq ou six n'en faisaient qu'à leur tête, et les autres erraient ça et là en frappant au hasard, essayant sans succès de suivre le mouvement. Au sommet de la chaîne de commandement, le chef de raid s'égosillait en pure perte. Il finissait généralement par quitter le champ de bataille, drapé dans sa dignité, maudissant les "noob", les joueurs débutants, qu'il rendait responsables du fiasco.
Un observateur averti aurait noté que Badorin faisait lui-même partie de ces quelques outsiders qui se souciaient peu de la stratégie générale. Certes, il n'était pas un noob. Son niveau 56, et la qualité de son équipement, le désignaient comme un joueur averti, qui avait déjà fait un bon bonhomme de chemin et accompli avec succès plusieurs centaines de quêtes. Son intérêt pour les champs de bataille était relativement récent. Badorin préférait les quêtes traditionnelles, qui l'opposaient aux PnJ, ces adversaires gérés par l'ordinateur. Avec eux, on savait à quoi s'attendre. Tandis que lorsqu'on affrontait, ou faisait équipe avec, d'autres joueurs, on pouvait toujours s'attendre au pire. Mais il se disait que grâce aux points d'honneur remportés sur les champs de bataille, on pouvait récolter de belles récompenses. Badorin avait donc adopté la seule stratégie qui vaille : rester prudemment à l'écart de l'action et laisser les autres faire le boulot. Les points d'honneur tombaient pour tous, qu'on aie participé activement ou non, le grand guerrier ne voyait donc pas pourquoi il serait allé se mêler à la populace, quand il pouvait ne rien faire et empocher le gros lot quand même. A un bémol près : c'était profondément ennuyant. La bataille durait trente minutes, s'il était inattentif, son personnage devenait inactif, se mettait en mode "absent", et se faisait éjecter manu militari du champ de bataille. Il regardait donc l'action de loin, et se déplaçait de temps en temps de quelques pas pour rester actif et ne pas être sanctionné.
Prenons le temps d'observer notre héros. Badorin fait un bon mètre 80, est fortement musclé et appartient à la classe des guerriers. Pour se démarquer un peu de la tendance générale, il a opté pour un physique afro-américain, au teint sombre, et chauve. Le regard noir, le menton volontaire, le crâne brillant, Badorin est l'archétype du guerrier qui n'est pas là pour se faire mousser. Il joue, il gagne ses récompenses, il n'est pas un joueur de groupe, ni même un gros joueur hardcore. Il est ce qu'on appelle un "casual". Il prend le jeu au sérieux, mais ce n'est pas toute sa vie, loin s'en faut. En guise d'équipement, il porte une lourde armure de plaque, une belle cape, pas de casque, et une épée dans chaque main. Il ne s'embarrasse pas d'un bouclier ni d'un casque, car il est un guerrier DPS. Il est là pour frapper, vite et fort, pas pour encaisser, sinon il aurait choisi une spécialisation tank. Et surtout, c'est l'option qui demande le moins d'effort, et le moins de responsabilités en groupe. Car s'il y a bien un truc que Badorin déteste, ce sont les responsabilités.- Hey ! Le war, tu te bouges un peu !
Surpris, Badorin contempla le bas de son écran où s'inscrivait en violet le message qu'on venait de lui adresser. Non pas en orange ou en rouge, comme tous les messages destinés à l'ensemble des joueurs, mais bien en violet. Un message privé, à son attention, envoyé par Liloofirelord, le chef de son camp. Son oisiveté avait été repérée, et le petit dictateur qui leur servait de leader n'était pas content du tout, ce qu'il faisait remarquer avec énergie. Pour un peu, il aurait sûrement écrit en capitale, mais Badorin avait pu constater à maintes reprises que les joueurs en ligne avaient une perception toute personnelle de l'emploi du clavier, et de la langue française dans son ensemble. Avant de se faire virer de son groupe, il décida donc de se mettre au travail.
Enfourchant sa monture, un magnifique tigre à dents de sabre qu'il avait gagné en rendant service aux elfes nocturnes, il dévala la colline, contourna largement le centre des combats et chercha un point d'entrée dans la mêlée. On se tapait généreusement dessus autour du drapeau central. Le camp qui le remportait gagnait le match au terme du temps imparti. Pour le moment, un troll de la meute s'en était emparé. Il était protégé par plusieurs tanks orcs, mais ceux-ci étaient entièrement concentrés sur les mages humains qui les bombardaient allègrement de boules de feu. Personne ne l'avait remarqué, aussi Badorin tenta-t-il sa chance. Il se positionna à portée du troll, le cibla, et chargea dans son dos. Le choc étourdit le troll, Badorin en profita pour lui régler son compte et prendre le drapeau. Il remonta sur son tigre et galopait déjà en sens inverse quand les orcs s'aperçurent qu'ils défendaient un cadavre. Aussitôt le drapeau en sa possession, Badorin devint la cible de tout le camp adverse. Il mit le cap sur un groupe de ses compagnons en demandant frénétiquement de l'aide. Le centre de gravité des combats se reporta immédiatement sur lui.- Mais t'es complètement stupide ! lui hurla Leelofirelord. Donne le drapeau à un tank ! Tu vas te faire éclater !
Badorin ne se le fit pas dire deux fois. Rejoignant les siens, il avisa un paladin dragoneï et lui balança le drapeau. Immédiatement, d'autres tanks se mirent en position défensive, tandis que derrière, les soigneurs prenaient leur poste. Il ne restait que quelques minutes de match, il fallait qu'ils tiennent jusque là. Étant donné que les points d'honneur étaient attribués au camp gagnant, Badorin continua à se battre avec ses compagnons. Il cibla les adversaires les plus faibles, évita les plus puissants, et survécu jusqu'au dernier instant. Quand le gong final retentit, et que la victoire leur fut acquise, il quitta le champ de bataille sans plus de cérémonie, empocha ses gains, et reprit le cours de ses quêtes habituelles.
C'est alors qu'un message arriva dans sa boîte aux lettres. Il rejoignit le village le plus proche, consulta son courrier, et constata avec plaisir qu'on le convoquait à la capitale humaine pour lui confier une nouvelle mission. Il se rendit chez le maitre de vol, loua un griffon et s'envola vers la grande cité de Critempête.
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WaoW, tome 1 - Les Crèvemines
Humor"Parodie du plus célèbre jeu en ligne de tous les temps, 11 tomes de BD publiés entre 2008 et 2014, plus de 50000 exemplaires vendus. Retrouvez aujourd'hui cette grande aventure humoristique en version roman gratuite sur Wattpad !" Bienvenue, fiers...