Le silence de la fuite

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Un jour, je tombais sur cette phrase écrite « L'homme libre ne pense jamais à la fuite ». A quoi donc pense l'homme libre ? Et puis je pensais pour moi-même je ne me suis jamais sentie aussi libre qu'enfuie. Le temps m'était compté, pas plus d'un mois avait-elle annoncé. Infime, saisissant. Une expérience significative qui semblait prendre tout son sens dans l'envol. Etait-ce la liberté ce cri lumineux d'une allumette survolant du papier de soie ?

J'ai découvert comme les gens posent un regard étonné et tendre sur la fuite. Peut être admiratifs, loin de s'imaginer qu'ils pouvaient la prendre aussi. J'ai écouté leurs histoires, sans trop poser de questions ; Custine s'en chargeait pour deux. J'imaginais leur vie en accrochant des oiseaux d'azur à leurs paroles. ça devenait intéressant. Je fus surprise de leur faculté à se livrer, et avec une confiance du détail. Peut être se disaient-ils qu'on allait emporter leur malheur avec nous et qu'on y ajouterait une dose d'éclair, leur donnant une chance de naître. En revanche ils ne paraissaient pas vouloir connaître les nôtres. Ça m'allait bien, je ne leur aurais pas raconté.

On voyage avec des gens et leur contraire. Une mère de famille divorcée, un flic avec ses deux mômes, un rescapé d'accident de moto, un vieux routier marié avec une polonaise, un routier plus jeune alarmé mais alaise, un blond à queue de cheval propriétaire d'un ranch -sans cheval, des jeunes maghrébins, une fille enceinte à moitié sourde, une infirmière qui boit de la vodka, des potes pédés, un vieux moufflu, un conférencier, un père divorcé retourné vivre chez ses parents, un archéologue et même un musicien, entre autres.

Les villages dorment. On traverse la nuit ainsi guidés par la lune, sur des longues lignes d'autoroutes. Bercée par la cadence suave du camion dans lequel nous avons atterries je regarde l'horizon noir. Envahie. Quand doit paraître l'idée de soi, l'hiver des songes fait place à une lumière pleine. A moins que ce ne soit tout à fait l'inverse.

C'est en Allemagne que nous sommes arrivées. J'avais élu Berlin, nous y étions. Cinq ans que je rêvais de te connaître, Berlin. Et je parcourais les rues, empreinte exotique, oiseau éphémère, incertaine et fière. Le bruit tambour des boulevards, la musique glacée du sol rond m'inondaient la tête ; ailleurs c'était vide, j'avais besoin de ressentir les choses comme ça. Tout prenait une allure mystique, singulière, au point de satiété. J'étais remplie comme en rêve, avec cette même étrange impression de vivre les choses sans faire partie de leur actuel décor. C'était doux de se laisser vivre ainsi, comme un spectateur lors d'un incendie, la peur en moins.

Le but du voyage était limpide : s'envoyer en l'air. De toutes les façons. Il fallait oublier. Il fallait s'oublier aussi, oublier qui l'on était -l'aurait-on su d'ailleurs ?, oublier comment on en était arrivées là, oublier de se regarder et oublier de regarder le reste du monde, oublier qu'on s'était dit d'oublier. S'attacher à vivre dans l'instant, ne reconnaître que ce qui nous transperçait la vue, n'écouter que ce qui nous déchirait les tympans, ne ressentir que ce qui nous submergeait les sens. C'était un jeu d'enfant. On était redevenues sauvages, on riait. On devait fatalement avoir l'air folles, vues de près. Mes yeux fusaient dans des directions improbables, larmoyants. Les siens roulaient toujours, cosmiques, d'un coin à l'autre sans arrêt. Dans l'ombre, il devait y avoir un reflet. La plupart du temps on le passait à boire. On courrait de part et d'autres de la ville, sous les bras des bières, dans les mains des bières, plein les poches des bières, et dans la bouche, à flot, des bières. On pouvait entendre de la musique partout. Dans les arbres, par les lampadaires, sous les ponts, avec les mendiants, les fous les artistes, les enfants et les sages. On écumait les boites de nuit, ivres du soir au petit matin. On dormait peu, et très vite, on commençait plutôt à faire l'amour à la place. Pour ça, on avait rencontré des hollandais aussi barjes que nous. On ne s'était rien dit, on n'en avait pas eu besoin. On ne faisait que rire, étourdis, affamés, la singularité de cette rencontre était fascinante. Peu après ils sont partis à Prague ; Berlin n'avait plus le même goût. Cette après-midi là on a sauté dans un train, à vingt trois heures trente nous arrivions en territoire tchèque.

Le désordre des ombresWhere stories live. Discover now