Tes yeux dans mes yeux. Cher ami, tes yeux sont si bleus. Quand tu es né, ils étaient pourtant vitreux comme les miens. D'un bleu peu ambitieux, à moitié gris comme un buisson. Qu'as-tu à l'intérieur pour les avoir transformé en océan doucereux ? Les miens sont patte-pelus, du noir ils sont passés au marron foncé puis se sont transformés en noisettes mais tout ça était trop délicat, facilement imitable. Mais tout de même, je me demande. C'est vraiment pacifique derrière tes yeux océan, cher ami, dis moi ? Es-tu propre à l'intérieur ? Car l'eau trompe, Malo. Elle ronge les rochers, elle défigure le sable. Ça houle derrière tes yeux, cher ami, dis moi ?
Tes yeux dans mes yeux. Maurice, tes yeux sont si verts. Et tu es daltonien tu dis ? Monet aussi ? Ton peintre préféré, depuis que tu es petit. Et quand tu as découvert ça tu t'es senti fier et compris. Je trouve ça fabuleux. Tu crois qu'il avait les yeux verts Monet ? Mais non, j'ai vérifié, petit con, c'était une cataracte. Pourquoi de suite tu me racontes des craques ? C'est quoi ton vert, toi aussi t'as de la vase à la surface de l'eau ? Ou bien du bleu rongé par la lumière jaune des jours d'été ? Va donc faire un tour au crépuscule, tu m'en diras tant.
III
Notre monde regorge de choses, tant et tant qu'on en oublie pourquoi on veut s'en nourrir, quel effet on recherche. Une tête bien pleine en oublie de penser par elle-même. Ca doit être pour ça que mon cerveau efface les données au fur et à mesure. C'est con, j'oublie aussi les bonnes choses. Frustrée de ne pas arriver à épuiser les trésors de la planète, frustrée d'en entendre constamment les désagréments. Tout qui fout le camp alors que ça me tend les bras. La beauté sauvage frappe tant les yeux qu'une image ne suffit pas, il faut la vivre pleinement. On ne connaît pas tant l'univers, alors si en plus on se refuse de connaître la terre. Il n'y a pas une parcelle que je n'aimerais fouler, un seul endroit que je n'aimerais pas connaître. J'embrasserai tout.
Percevoir les mêmes choses n'est plus rien percevoir du tout. Il y a cette idée que le sens saute, comme saute un insecte. Il y a cette idée qu'à trop goûter la même chose on en perd le goût. Et elle parle de seuils, de tolérance, de bruits, elle parle elle parle, avec ses petites lunettes bien collées sur son nez, sa frange impeccable, et son rire mi-franc mi-retenu. Et le rapport à la douleur, et le recul nécessaire pour la transformation vers le plaisir, elle parle elle parle. Elle nous fait tout son speech avec brio, elle arrive même à taire mes pensées pendant un moment. Et quand arrive son tour, à lui, avec ses cheveux qui rejouent l'adolescence, joufflu des joues, il bégaie, s'excuse presque d'être là, à côté d'elle. Je le retrouve comme il n'a pas changé. Il est drôle. Elle ne comprend pas, elle est la seule à avoir rater sa blague. Au début je ris du dedans, mais vite je décroche. Je renoue mon écharpe et m'éclipse.
De toute façon il était temps que je parte. Tout ça me faisait beaucoup trop penser à lui. La sensibilité futuriste c'est lui me disais-je. Je suis bien trop classique me disais-je. Il avait raison lorsqu'il me disait tu es tellement ouverte d'esprit, comment, pourquoi poses-tu des limites qui n'existent pas ?
Dans la rue, je me perds. Le chemin pour rentrer chez moi était pourtant simple, tout droit. Mais je me retrouve face à un pont que je ne connais guère, il fait noir, et même quand je me décide à prendre le bus, je le prends à l'envers. Déconcentrée par tout, déconcertée partout, cette nouvelle baffe qui rougit mes joues. Je rentre chez moi tant bien que mal. Mes nerfs se jouent de moi, ou seraient-ce l'inverse ? Je croyais que fumer sur mon balcon en riant de ma bronchite future l'ôterait du champ des possibles. Mais non, je suis malade, bondée de microbes. Les salauds. J'ai annulé pour ce soir, pour ne pas trop contrebalancer avec mon annulation de cet après-midi. On reste dans l'équilibre comme ça, tout est annulé. En slurpant ma soupe comme une enfant sage, je retrouve mon cerveau libre. Cette idée d'ennui lié à la répétition finalement commence à me dégoûter. Un ennui moderne, grossier. Un ennui qui m'ennuie moi, profondément. Elle avait raison, avec sa frange, de conclure en citant l'infinité des bruits de la nature. Tout est une question d'éducation au sensible. Je veux bien que le rapport change, mais le support est le même, chéri. Le support est le même, chéri, pourquoi tu m'embrumes ? Tu peux m'embrasser dix fois, mille fois, pourquoi veux-tu que je me lasses ? Si ton intention est pure, elle ne m'abandonnera pas. Tes lèvres ont goût d'abricot, tantôt d'amertume. Les miennes aussi. Le ciel n'est pas le même au dessus de nous, chéri. Tout change, tu vois. D'ailleurs je ne t'aime presque plus.