La beauté blanche

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Quand le « Menu » du Rossignol arrivait dans les mains d'un homme, ce n'était jamais sans raison. Et parmi les multiples raisons plus ou moins vertueuses que ces « élus » aimaient à avancer auprès  de la haute société, il y en était une qui faisait loi, qui prévalait entre toute : la fortune. Critère essentiel quand un homme voulait profiter des services de haut vol dispensés par l'établissement luxueux et au comble du raffinement qu'était Le Rossignol.

Alors, oui, quand un homme recevait le fameux et recherché « Menu », il pouvait par conséquent se targuer d'être riche, très riche –chose que la société n'ignorait sans doute pas- mais aussi d'être assez influent pour que l'exigeant patron du Rossignol l'ait jugé digne. Digne. Ce n'était là qu'une façon d'enrober de sucre la réalité pour la rendre plus acceptable auprès de ces messieurs. En outre, la seule chose qu'il y avait de digne chez la plupart des clients du Rossignol, c'était assurément leur compte en banque.

Ce terme avait d'ailleurs toujours fait sourire Drina qui feuilletait d'un air dégoûté qui confinait au mépris le précieux Menu. Elle s'était arrêtée à la dernière page -particulièrement soignée- du livre de cuir noir et la parcourait de ses yeux bleus si vifs avec un rictus agacé. Sur cette page trônait une photo d'elle dans une tenue constituée de drapés plus ou moins transparents qui laissaient, çà et là, entrevoir sa peau de porcelaine. L'ensemble de la tenue ne tenait que grâce à un savant entrelacement de bijoux dorés qui scintillaient. Cette dernière prenait une pose lascive sur un sofa, et braquait un regard plein de promesses sur le client qui serait amené à feuilleter le Menu. Elle portait ses cheveux blancs, ce pourquoi elle s'était fait connaitre à ses débuts, relevés sur sa tête. Le tout formait une coiffure artistiquement décoiffée, piquée de perles, dont quelques mèches retombaient autour de son visage aux traits symétriques et fins. La beauté blanche, comme certain aimaient à la nommer, appelait le client à la rejoindre de ses yeux effrontés.

Car c'était là le but du Menu, les « élus » y choisissaient les femmes dont ils voulaient échanger les égards contre des pièces sonnantes et trébuchantes. C'est avec Drina que la sélection sur la fortune prenait tout son sens, les prix qu'elle pratiquait étaient exorbitants, et seules les bourses les plus conséquentes pouvaient prétendre à passer un moment avec la grande horizontale.

D'un claquement sec, elle referma le menu et le jeta négligemment sur une commode de la vaste et luxueuse chambre qui lui était attribuée. Si elle devait définir sa vie, Drina dirait assurément qu'elle était souillée et morose au possible. C'étaient bien là les deux meilleurs qualificatifs pour cette vie qui durait depuis 20 ans maintenant. Une vie dont 8 ans furent consacrés à la prostitution dans le noble établissement qu'était le Rossignol. D'aucun dirait que c'était la plus vieille profession au monde, Drina, elle, se bornait à voir cela comme un gagne-pain très lucratif et moralement inacceptable pour la plupart des bonnes gens de cette ville. L'argent et sa célébrité étaient d'ailleurs ce que l'on pouvait appeler le verre à moitié plein de la profession, parce que le verre à moitié vide semblait extrêmement plus conséquent, voire trop, au goût de la courtisane. Car si elle était la plus connue des grandes horizontales et qu'elle avait un droit de regard sur les hommes qu'elle acceptait dans sa couche, l'essentiel de ses clients étaient vieux, idiots ou physiquement peu attirants. Tout du moins, ils n'étaient jamais à son goût. Paraîtrait-il qu'elle était trop exigeante.

De toute façon, ces hommes la voyaient comme un jouet sexuel beau à regarder et affreusement cher dont on profitait à volonté comme défouloir. Alors c'était le verre à moitié plein –l'argent- la poussait à reproduire les mêmes gestes licencieux chaque jour avec un certain talent. Avec 8 ans de pratique de ce qu'elle appelait avec une certaine fierté « son art », elle avait acquis une technique bien rodée qui satisfaisait n'importe quel mâle en chaleur qui entrait au Rossignol. De fait, le montant de ses passes –soit environ 500 Evrats sans les extras- était presque indécent pour une prostituée. Est-ce qu'elle s'en foutait ? Elle était la meilleure. Elle valait ce montant. Alors, oui, elle s'en foutait.

Le Rossignol BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant