Epineuse Liberté

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Elle se souvenait parfois de douces périodes où elle était heureuse. Mais un bonheur vrai, le bonheur qui vous force à sourire comme une idiote, qui vous transporte loin de vos problèmes et vous fais vous sentir léger. Ce bonheur se faisait rare quand les hommes faisaient commerce de votre corps et que votre vie se résumait écarter les cuisses et à être belle. Ses premiers jours au Rossignol faisaient partie intégrante de ce qu'elle appelait « son doux bonheur ». Elle était passée d'une misère accablante à une richesse exubérante qui frôlait l'indécence, et du haut de ses onze jeunes années, elle n'avait pas tout de suite compris ce qu'impliquait ce luxe : la représentation. C'était bien là le mot clef qui allait définir sa vie, et ce à partir du moment où elle avait mis le pied sur le parquet onéreux du bordel. Mais ses débuts avaient été particulièrement agréables et Raven avait veillé à ce que tout soit parfait pour elle –un moyen d'endormir sa confiance- et elle était devenue du jour au lendemain une reine.

Avant tout, il avait fallu qu'elle reprenne du poids pour que le client n'ait pas l'impression de payer pour être avec un sac d'os, bien que pour une raison que Drina ne comprenait toujours pas, certains hommes exigeaient des femmes qu'ils « fréquentaient » qu'elles soient aussi maigres que possible. Raven, lui, refusait d'obliger ses filles à des traitements aussi drastiques, malgré le fait qu'il soit attentif pour ne pas les laisser prendre trop de poids : cela ne correspondait pas aux critères de beauté de la capitale. D'ailleurs Drina, bien que belle, avait un physique unique pour cette partie de l'empire, bien trop pâle et bien trop menue, c'était d'ailleurs cela qui faisait son succès.

Drina avait ensuite été rodée à l'art de la luxure, l'apprentissage –ou le jeu de son point de vue- avait pris un an. Une année où elle avait observé de près les prostituées de luxe qui officiaient dans le Rossignol de l'époque, gravant ces gestes, ces ondoiements, cette divine danse dans sa mémoire pour ensuite le reproduire à la perfection. Parce qu'elle s'était révélée douée pour ce genre de pratique, douée parce qu'elle adorait être l'origine de la jouissance masculine.

Elle avait le nez levé vers le soleil de plomb qui s'abattait aujourd'hui sur la ville, le visage caché par un foulard léger qui l'empêcherait de prendre un bronzage trop marqué, et les yeux plissés pour ne pas être trop aveuglée. La rue grouillait de cette agitation effervescente qui enveloppait Drina de ce cocon bruyant mais tellement agréable pour la femme mondaine qu'elle était. Ivan était toujours là, derrière elle, et ne souffrait en aucun cas de la chaleur pourtant lourde et intense.

« - Ivan, j'aimerai aller dans les jardins suspendus.

- Tout ce que vous voulez, mademoiselle, je reste avec vous quoiqu'il se passe. Raven me tuerait si je vous lâchais ne serait-ce qu'une seconde des yeux. »

Elle haussa les épaules dans un geste gracieux qui n'avait aucune signification particulière, c'était la seule réponse valable qu'elle avait pu trouver sur le moment. Parce que s'il y avait une chose dont elle était bien certaine à ce moment précis, c'était que Raven allait détruire la vie d'Ivan à tout jamais. Elle avait légèrement pitié de lui à ce moment-là. Légèrement. Car malgré toute la sympathie qu'elle éprouvait à l'égard de ce grand gaillard, qui la couvait toujours du regard comme un bon chien fidèle, Drina plaçait son propre bonheur avant celui des autres. Égoïste direz-vous ? Pragmatique vous répondra-t-elle.

Le parc apparu devant eux assez rapidement. Ils avaient traversé une grande artère nouvellement créée par le prince-régent. En réalité, toute la capitale avait subi la mégalomanie galopante et insatiable du vainqueur de la guerre qui avait voulu reconstruire la ville son image, soit en quelque chose de riche, de florissant, de grandiose et d'adapté aux catégories les plus aisées de cette société. Il avait pour cela détruit l'ancienne ville, symbole du pouvoir défait, pour ériger sa capitale orgueilleuse. Pour que son tableau de maitre soit parfait, il avait relégué les plus pauvres à l'extérieur de la ville et instauré une taxe exorbitante dont devait s'acquitter quiconque voulait construire dans les murs. La capitale était devenue le terrain de jeu très exclusif des bourgeois et de la noblesse, le tiers-monde pauvre et désœuvré faisait bien trop tâche pour ce paradis factice et se contentait de survivre tant bien que mal à l'extérieur.

Le Rossignol BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant