Cœur de flamme (Tome 2)

Le caillou gris

PDV Ecclésia

Je suis redevenue Lumineuse.

Si j'avais eu le malheur de me réveiller seule, les regards appuyés que me jettent les habitants du village m'auraient mis la puce à l'oreille. C'est ainsi épiée que je planque mon visage derrière de longues mèches bleues, tout en prenant la direction du cours d'eau le plus proche, afin d'y faire un brin de toilette bienvenu. Un tee-shirt noir et une robe blanche m'attendent sur la rive, tandis que je me prélasse dans l'eau claire. Est-ce que je continue à me voiler la face ou est-ce que j'enfile ce qui correspond le plus à ma nature d'origine ?

Quand vient le moment de sortir de l'eau, je m'agenouille devant les pans de tissus contrastés, soupire et enfile la robe blanche.

***

-Attends.

Icanée soupire, accroupie devant le tas de mikados improvisés. Le frère et la sœur ont visiblement rameutés le maximum de brindilles sèches pour reconstituer le célèbre jeu de société. Genesis étoffe le petit amoncellement à l'aide de nouveaux bâtons, longs, fins et peu cornus, qu'il s'efforce de glisser entre les creux jugés trop accessibles, sans provoquer d'éboulis. Sitôt fait, il se redresse pour admirer son travail, un genou planté en terre.

-Bien. Répète-moi les règles du jeu, petite tricheuse.

Cachée derrière deux troncs, je me permets de glisser un œil au niveau de la fente.

-On retire les bâtons un par un, chacun notre tour, sans faire tomber le tas. Celui qui perd a un gage pas sympa du tout. Tu vas souffrir, Gene.

Un sourire angélique déguise ses intentions démoniaques.

-Prétentieuse. On verra qui avouera à Ecclésia qu'elle fait de nouveau pipi au lit.

-Mais je fais pas pipi au lit ! s'indigne-t-elle.

-Oui, mais ça, elle ne le sait pas.

Il hausse à plusieurs reprises les sourcils, narquois.

-Je lui dirai que c'est un gage !

Le Soigneur incline un index fourbe d'un côté puis de l'autre.

-Pas le droit.

La fillette soupire puis se laisse lourdement tomber sur les fesses. D'épaisses boucles rousses s'abattent sur ses traits enfantins. Mais Icanée ne les repousse pas, préférant toiser son aîné à travers le rideau de mèches sulfureuses.

-T'es pas censé avoir de la Lumière, toi ?

Genesis s'esclaffe. Son rire communicatif se diffuse aux alentours, à la manière d'une étincelle jetée à l'embout d'une traînée de poudre brune, qui embrase l'énervement d'Icanée, ainsi que mon coup de blues passager.

-A toi l'honneur.

-Moi je t'obligerai à faire un bisou à Alicante, on verra qui fera le malin, baragouine-t-elle dans une barbe qu'elle n'a pas et n'aura d'ailleurs jamais, avant de se mettre à quatre pattes pour tendre une main précautionneuse vers le tas de mikados.

-Pouce, s'exclame-t-il. Là, ce ne serait vraiment pas du jeu.

Le sourire d'Icanée aurait pu dépasser les contours de son visage, dans un monde où la logique, les notions de QI et de lois biologiques sont portées disparues. Au lieu de quoi, il exacerbe ses fossettes et plisse ses yeux en deux croissants de lune noirs. Quand Genesis se met à secouer la tête, elle positionne ses lèvres en cul de poule, afin de mimer le bisou qu'accueillera peut-être l'une des joues d'Alicante.

-Ali, Ali ! Un 'ti bisou ! s'esclaffe-t-elle de bon gré.

Les bruits de succion déclenchent mon rire, que je m'empresse d'assourdir derrière une paume.