T r o i s

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Il était plus de midi, lorsque Rémi entama son déjeuner, assit à la terrasse d'un bistrot, dont la baie vitrée limitant les lieux, laissait une vue dégagée sur la vie active et agitée se mettant en place dehors.

Aujourd'hui il avait fini les cours plus tôt, et pourtant il n'aura pas une minute à lui cette après-midi, car il devra se rendre au boulot. La vie d'étudiant n'était pas toujours rose, elle l'était rarement d'ailleurs en ce qui le concernait. Mais dès qu'il aura son diplôme en poche, il sait que pleins de portes s'ouvriront à lui. Il s'imaginait déjà ouvrir son propre cabinet de psychologue en plein cœur de Paris. En attendant que cela se réalise et que tous ses projets se concrétisent, Rémi s'accrochait durement à la vie.

Un poste de télévision, disposé sur une étagère en hauteur diffusait le journal de l'actualité. De sa place, la voix de la présentatrice était à peine audible, mais les images qui suivirent ainsi que les quelques écrits, lui suffirent à très vite comprendre la situation.

Un incendie avait été signalé hier soir dans le IVe arrondissement de Paris, faisant ainsi vingt-quatre morts et six blessés, la plupart n'étaient que des jeunes. Rémi resta sous le choc, puis baissa les yeux, n'ayant aucune envie d'en voir plus, il tritura les aliments dans son assiette. De toute manière il devait y aller, il était pressé.

Il eut une petite pensée pour ces victimes et ces blessés, comme un pincement au cœur. Mais cela lui fit rappeler que dans quelques années, il se retrouvera face à des personnes qui ont vu la mort les frôler de peu. Et quand ce jour viendra il devra trouver les mots et la force de les aider à comprendre pourquoi leur heure n'avait pas sonné.

Tellement de catastrophes, d'accidents, sont causés chaque jour, combien d'âmes devra-t-il soigné ? Rémi ne le savait pas, mais ce jour-là, il serait prêt.

Il se dépêcha de finir son assiette de steak haché - frites, bu d'une traite son verre de Bordeaux, s'empressa de régler l'addition, puis franchit le seuil de la porte du café. Sans attendre, il se dirigea vers le métro le plus proche, puis consulta le plan, simplement pour être sûr, et s'aventura dans les couloirs du métro.

Dedans, il y faisait nettement meilleur qu'à l'extérieur, d'ailleurs une bouffée d'air chaud venait de l'envelopper, laissant ainsi le froid derrière lui à la volée.

Les gens se hâtaient vers les différentes stations, tandis que Rémi cherchait calmement la sienne. Il ne pouvait s'empêcher de s'attarder quelque peu sur les affiches publicitaires au grand format affichées partout, dans chaque recoin du métro pour que personne ne manque de les rater. Une publicité pour une exposition au musée d'Orsay par-ci, une pub pour électroménagers par-là, ou encore, une affiche pour le nouveau film venant de sortir. Autant dire qu'il y en avait pour tous les goûts.

Rémi se stoppa net dans son élan dès qu'il croisa le chemin d'un homme. Il se désolait à chaque fois qu'il voyait un sans-abris, vêtue d'habits sales et déchirés, allongé à même le sol, un gobelet tenu fermement entre ses deux mains et une simple pancarte en carton à ses côtés, où était inscrit en lettres majuscules : "J'AI FAIM." Rémi était attristé par ce monde cruel et hiérarchisé, où les riches s'enrichissaient sur le dos des pauvres, et où les pauvres semblaient rester invisibles aux yeux des mieux logés et nourris.

L'Homme n'en a que faire du malheur des autres, il est parfois beaucoup trop égoïste pour le voir, il préfère s'occuper de lui avant tout, et c'est bien connu, le malheur des uns faits le bonheur des autres. Mais Rémi n'a jamais été d'accord avec cette maxime, il la réfutait catégoriquement.

Et pourtant, le mal n'existerait pas sans le bien, la souffrance non plus sans la joie, la nuit sans le jour, les ténèbres sans la lumière, le yin sans le yang, et de même que la mort n'existerait pas sans la vie. L'un est nécessaire à l'autre. Ils forment un tout.

Le jeune homme donna quelques pièces au vieil homme, pas grand-chose, mais assez pour lui redonner le sourire et rallumer la flamme d'espoir qui s'était éteinte dans ses yeux.

Il continua son chemin et finit par trouver son quai, il arriva au bon moment et embarqua dans un des wagons du train. Rémi trouva une place assise, juste à côté d'une femme métisse à l'allure sportive et dont l'attention restait captivée par l'écran de son portable.

Une fois encore, il observa chaque expression des visages qui se présentaient à lui. Un homme trapu à la barbe naissante qui se tenait fermement à la rampe semblait avoir les yeux qui pétillent, un léger sourire était peint sur ses lèvres, laissant se dessiner de légères fossettes, il avait l'air paisible, Rémi le voyait : cet homme était heureux.

Juste derrière, une femme assise, plutôt jeune, aux traits doux et dont le maquillage ne faisait pas tache, regardait son portable avec un sourire hébété greffé sur ses lèvres, elle finit par lever la tête, toujours avec la même expression, elle aussi avait les yeux qui pétillent mais avec une lueur cristalline en plus. Rémi en était sûr : cette jeune demoiselle était heureuse, mais bien plus encore, elle était amoureuse.

Une autre femme, à quelques mètres de lui, laissait entrevoir un visage crispé, encore un peu fatigué, un regard neutre et un sourire inexistant, elle faisait la tête de quelqu'un qui venait d'apprendre une mauvaise nouvelle. Rémi eut de la peine pour elle.

Soudain, lui revint l'image de la fille à l'allure statique debout sur le quai, comme si ses pieds étaient fermement ancrés dans le sol. Il se souvenait de chaque détail qui la composait. Ses longs cheveux aussi blonds que de la paille. Sa silhouette qui paraissait étonnamment maigre. Son teint pâle. Et puis, ses yeux qui étaient censés être les fenêtres de son âme, semblaient cruellement manquer de lumière. Il y faisait sombre, beaucoup trop sombre. Il aimerait tant pouvoir déceler les secrets de son visage autant qu'il aimerait pouvoir la revoir.

Il se posait tout un tas de questions, d'où venait-elle ? À quoi pensait-elle ? Qui était-elle ? Tant de questions dont les réponses restaient scellées au-delà des lèvres de l'inconnue. Tant de questions auxquelles il pensait connaître la réponse. Pour lui, elle venait d'un pays lointain, un pays où le vent souffle si fort que les herbes dansent sous sa puissance, un pays où le soleil vient vous caresser la peau, un pays où le silence veut dire beaucoup. Et pourtant, il ne pouvait dire à quoi elle pensait, elle était la femme qui la hantait, une femme sans identité.

Le train s'arrêta enfin à sa station, il sortit à temps avant que les portes ne se referment sur lui, encore piéger dans sa rêverie. Le jeune homme marcha vers la sortie, puis comme pour vérifier qu'il ne s'était pas trompé, regarda autour de lui une fois les pieds à l'extérieur.

Il parvint jusqu'au restaurant où il était serveur pile à l'heure pour son service, qui malheureusement pour lui, durera plusieurs heures.

Le restaurant en question se trouvait dans le IVe arrondissement, dans le quartier du marais, à proximité de quelques petits musées et des archives Nationales de Paris. Il avait été baptisé "Au cœur du marais", et portait plutôt bien son nom. On y servait des plats simples et de type bistrot à des prix abordables, dans un cadre coloré et rétro.

Rémi aimait le quartier, toujours animé, non loin du centre Pompidou, de l'hôtel de ville et du mémorial de la Shoah. Alors il n'était pas mécontent de venir y travailler quatre jours par semaine, il était même ravi de pouvoir partir flâner dans les rues une fois son service achevé.

Tout en nettoyant les tables des clients précédents, Rémi pensait sans arrêt à la jeune femme, elle l'avait comme envoûté.

C'est alors qu'il aperçut à l'autre bout de la salle, une femme assise seule à une des tables du restaurant.

Elle était blonde.

Les yeux du serveur restèrent un long moment accroché à sa chevelure aussi dorée que de l'or. Mais il détourna le regard, coupant court à une distraction à laquelle il ne devait pas se laisser tenter. Cela ne pouvait pas être elle, c'était impossible, des femmes blondes il y en avait des millions dans le monde. Rémi ne croyait pas aux coïncidences, il réfutait l'idée qu'elle puisse se trouver ici même.

Mais lorsqu'il laissa son regard retomber dans ce sombre recoin, tant l'envie de vérifier la présence de cette femme le tourmentait, la chaise était vide.

La fille du métroOù les histoires vivent. Découvrez maintenant