D i x - H u i t

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Les rues regorgeaient de monde, et l'effervescence du jour, l'agitation des rues, contrastaient avec le calme froid du cinéma dont Rémi tentait de s'éloigner le plus rapidement possible. Tout lui apparaissait paradoxal, car la vie reprenait son cours hors des murs du bâtiment, alors que la terreur avait fait trembler ses mêmes murs quelques instants auparavant. Et Rémi ne s'en remettait pas, il hurlait intérieurement. Il ne parvenait pas à sortir de cet état second qui l'avait conduit jusque sur les lieux. Il ne parvenait pas à accepter la vue de ces corps fauchés. L'angoisse lui était restée coincé au travers de la gorge, lui laissant un goût amer dans la bouche, lui assénant un coup de massue sur la tête. Au milieu de la foule, il se noyait. Entre l'euphorie des uns, il étouffait. C'était comme si la terre entière s'ouvrait sous ses pieds, l'invitant à s'y laisser tomber.

Cela faisait maintenant plusieurs minutes qu'il tournait en rond, ou peut-être déjà une heure, il ne savait pas, il ne savait plus. Ce dont il était sûr, c'était qu'il l'avait perdu de vu. Il peinait à retrouver la femme qui l'avait conduite jusqu'ici. Une blonde aux yeux vairons. Une femme dont il ne pouvait oublier le nom. Luna. Elle s'était comme volatilisée. Mais où avait-elle bien pu passer ? Il ne cessait de se le demander. Pourtant, il n'était même plus sûr de vouloir la revoir un jour, et peut-être que c'était mieux ainsi. Peut-être qu'il valait mieux la laisser partir, s'enfuir, loin de lui et pour de bon.

Des pensées en écho, perturbaient son esprit, à l'instar d'une onde magnétique traversant un champ électrique, ce fut comme s'il partait en vrille. Alors, un mal de tête s'empara de lui, il ne supportait plus tout ce bruit. Les talons qui claquent sur le bitume, les moteurs qui chauffent, les portes qui claquent, les rires qui éclatent, les échanges de parole, les mots qui s'envolent, les tirs dans les airs... Les corps qui tombent à terre.

– Rémi ? Rémi ? Tu m'entends ?

Sans qu'il ne s'en soit aperçue, il reposait désormais sur un banc au coin de la rue, à l'abri des passants et de toutes perturbations. Les jambes molles, le corps lourd, les pensées floues et la vue trouble. Il semblait en proie à une crise incontrôlable, comme s'il se noyait dans sa propre souffrance, dans les ébauches de sa démence. Une envie de vomir l'éprit dans un brusque élan, l'imparable nausée avait fait son entrée. Et c'est alors que toutes les images, les hurlements lointains, les tirs automatiques, le sang qui coule sur les murs, le linge blanc sur les corps... Tout lui apparut si proche dans le temps, qu'il en extirpa un sentiment abominable de dégoût envers l'humanité tout entière.

– Rémi ? Ça va ? répliqua une voix à peine audible pour le jeune homme.

Il aurait voulu faire la sourde oreille, ou au contraire, répliquer en criant à plein poumon qu'on lui foute la paix, mais il n'en fut rien. Au-delà de l'absence de souffrance physique, il y avait celle morale qui était bien présente, et il la ressentait jusqu'au plus profond de son âme, à l'instar d'une dague poignardant son cœur. Plier en deux sur lui-même, Rémi s'abandonna peu à peu au cri infâme de la vie, dévoré par la culpabilité et l'infamie.

Puis, le calme revint, tout d'un coup, sans prévenir, comme si un être invisible en avait décidé ainsi, comme s'il était agacé par toute cette scène détournée par l'aphasie. Mais le goût insalubre qui traînait dans la bouche de Rémi avait disparu. C'était fini. Le choc du moment se devait d'être sorti du plus profond de ses entrailles, il l'avait compris, il l'avait même appris durant un cours magistral à l'université. Il savait qu'il s'agissait bien là d'un choc post-traumatique, et de bien plus encore, il venait de provoquer en lui une réaction post-atomique.

- Rémi ? Réponds-moi... Je sais que tu m'entends.

Une fraction de seconde suffit alors à le ramener auprès d'elle. Luna ne l'avait pas abandonné, et lorsque ses yeux rencontrèrent les siens, il eut comme l'impression de s'être réveillé d'un mauvais rêve. Elle lui tendait des mouchoirs en papier qu'il saisit aussitôt pour s'essuyer la commissure des lèvres. Il releva les yeux, puis les baissa comme aveuglé par la lumière du soleil. Il ne savait plus où poser ses pupilles, ne sachant plus s'il devait regarder vers l'avant ou risquer de se pencher en arrière.

La fille du métroOù les histoires vivent. Découvrez maintenant