Chapitre 11 : Eleanor Hartome (Berne, Suisse)

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Elle est pleine de grâce. Un cygne blanc sur un lac endiablé, une étincelle égarée dans le mausolée des trépassés. Elle est d'une beauté incandescente, effleurant le sol avec ses pointes usées. C'était comme si elle flottait sur le parquet, comme si la gravité n'existait plus lorsqu'elle dansait. Et dans sa tête, il n'y a presque rien. Presque rien, seulement quelques notes de musique qui se répètent. Seulement l'ambition, l'envie d'être la meilleure. De se surpasser, de s'entraîner jusqu'à n'en plus pouvoir. De pousser son corps jusqu'à ce qu'il dise « ça suffit ».

Elle est déchainée, la ballerine, elle court d'un bout à l'autre de la salle, déployant ses ailes quand elle doit s'envoler, mêlant figures suaves et arabesques enchanteresses. Tout a disparu autour d'elle, il n'y a plus que la musique qui la berce, qui lui dicte comment se comporter. Elle semble plongée dans une frénésie que même les mots ne peuvent pas décrire. Elle s'envole, encore, quitte brusquement le sol avant de s'y reposer tout aussi rapidement. Elle tourne sur elle-même, elle tourne, encore et encore, jusqu'à disparaître pour laisser place à une vulgaire silhouette floue, tellement elle va vite. Elle est en parfaite harmonie avec le piano juste derrière, si bien que j'en arrive à me demander lequel des deux commande l'autre. 

Elle danse divinement bien. Elle est un spectacle que l'on se sent obligé de regarder, de peur de louper ne serait-ce qu'une demi-seconde de son contenu. Une oeuvre d'art, un tableau touchant et pointilleux, dégorgeant de poésie, de dramaturgie. Sa chorégraphie est tellement belle que je me rends compte avoir été complètement hypnotisée au moment de la dernière note. La chanson s'arrête, doucement, tandis que la danseuse glisse au sol, mimant sa dernière figure. Elle retombe d'abord lentement sur ses genoux avant de rassembler ses bras en croix sur sa poitrine. Puis sa tête s'échoue délicatement sur le parquet en bois grisé. Elle reste immobile, dans cette position, quelques secondes, reprenant progressivement sa respiration. 

Une seconde musique s'enclenche mais la danseuse ne bouge pas. Pendant un court instant, j'ai même l'impression que son coeur s'est arrêté de battre. Je sens que quelque chose ne va pas, que quelque chose la bloque. Alors je ne peux pas m'empêcher de sortir de l'ombre. 

- Ça va ? 

Elle lève aussitôt la tête et plonge ses yeux charbonneux dans les miens. Son coeur s'accélère lorsqu'elle me voit. J'ai maintenant la certitude qu'il bat bien et je me sens un peu ridicule. Je rougis et je crois qu'elle aussi; elle adopte une petite moue et un air gêné. Reprenant brusquement de l'assurance, elle se lève et me lance d'une voix glacée : 

- T'en as pensé quoi ? 

- J'ai trouvé ta danse parfaite. 

- C'est loin d'être parfait, réplique t-elle. 

Elle soupire, agacée, avant de se reprendre d'une petite voix : 

- Mais merci.

Je lui adresse un léger sourire mais je suis en réalité déjà très loin de la conversation. Mes pupilles parcourent l'immense salle dans laquelle elle s'entraîne; elle est plongée dans le noir, seul le centre est éclairé par des lumières. Des lumières neons, vertes, violettes, bleues et rouges. Elles forment un cercle de taille moyenne au centre de l'endroit, une dualité de couleurs. C'est beau, mais ça contraste tellement avec son domaine de danse. J'imaginais que les ballerines dansaient dans des studios excessivement lumineux, avec des miroirs partout, de façon à se voir sous tous les angles. 

- Pas très conventionnel, hein ? 

Je me tourne vers elle. Elle semble un peu nerveuse, essoufflée également. Elle détourne le regard presque instantanément, tournant la tête pour observer la salle, elle aussi. 

- C'est différent de l'idée que je me faisais des danseuses comme toi, oui. 

- Les danseuses comme moi ? 

- Les ballerines, je souffle. 

- Je n'en suis pas une... avoue t-elle. 

- Vraiment ? 

- Je me force à l'être parce que c'est comme ça dans ma famille, c'est tout. Mais je n'ai pas l'âme d'une danseuse classique. 

- Pourtant tu danses vraiment bien. 

- Il le faut. 

Sa tête tombe vers le sol et elle souffle, un souffle fatigué, exténué même, résultat d'un travail acharné pourtant insipide. Elle se donne à fond pour quelque chose qui ne lui plaît même pas, je ne comprends pas. Ça me dépasse. Où puisait-elle toute son énergie ? 

- Est-ce que tu sais danser ? 

Je remarque que son visage est différent. Il n'est plus rude, hostile, non, tout ça a disparu. Il est devenu pétillant, s'est illuminé en une fraction de seconde. Elle n'attend pas ma réponse. Déjà, je la vois courir à l'autre bout de la salle. Elle se plante devant une chaise sur laquelle est déposé une petite chaine hifi, reliée à son portable. La musique qui s'était enclenchée quelques minutes auparavant se coupe brusquement, laissant place à une chanson beaucoup plus rythmée. Elle augmente le volume pour que ça résonne à fond dans tout le studio; les notes sont puissantes, elles s'engouffrent dans les moindres recoins de l'endroit, tellement fort que j'ai l'impression d'être en boîte de nuit. 

La danseuse retire ses chaussons de danse pour venir s'installer en face de moi. Elle attrape mes mains, mais je recule, légèrement réticente. Je ne sais pas danser. Je suis une catastrophe ambulante en matière de danse et la situation me met très mal à l'aise. 

- Laisse toi juste porter par la musique. C'est facile, je t'assure. 

Elle me met en confiance, alors je décide de me laisser prendre au jeu. Je suis ses mouvements, imitant l'entrain de ses pas et les battements de ses jambes. Notre allure plutôt lente finit par se caler sur la musique, qui, étonnamment, devient un peu plus douce au moment du refrain. Elle me sourit pour m'encourager, me fait sourire au passage, mais je sais que peu importe ma bonne volonté, je ne suis vraiment pas faite pour danser. 

La danse, tu dois le sentir. C'est censé être quelque chose de naturel, quelque chose d'inné que tu as en toi, et que tu finis par developper, par perfectionner. Je sens la musique, mais je n'arrive pas à la retranscrire avec mon corps. Je n'ai jamais réussi à le faire. 

La fille me fait tourner sur moi-même, puis elle lâche mes mains pour partir toute seule de son côté. Je la sens libérée, quand elle danse comme ça. Libre de ses mouvements, beaucoup moins crispée que lorsqu'elle dansait tout à l'heure. Elle n'a plus de retenue à avoir, elle n'a plus besoin d'être délicate, de terminer ses figures avec un joli mouvement de bras et de mains. Elle se lâche complètement, et je comprends que c'est cette danse qui lui plaît. Cette danse qu'elle se permet en fin de journée, après avoir fait ce que ses parents attendent d'elle. Je comprends que c'est son moyen à elle de s'évader.

C'est incroyable de voir l'effet que la danse a sur elle. 

Et c'est impossible de ne pas sourire quand on la regarde.

Elle exprime tellement de choses. 

Elle est un langage à elle seule. 

Si bien que, quand ma réalité reprend forme, je me dis qu'il faudrait que je me trouve un langage, moi aussi. 

***

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