Chapitre 1 - La fumée des souvenirs

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Bonjour,
Je m'appelle Alice Liddell, et voici mon histoire. Une histoire que je n'ai jamais osée confier à quiconque. Jusqu'à aujourd'hui.

1877.

J'ai 20 ans et demi. Dans une semaine, ce sera mon vingt-et-unième anniversaire. La majorité. Pour beaucoup, cet âge marque une entrée triomphale dans le monde adulte : une promesse de liberté, d'indépendance et d'aventures. Mais moi ? Je n'attends rien d'héroïque. Mon vœu est plus modeste. J'espère seulement qu'il mettra fin à ma solitude. À ce vide étouffant qui m'accompagne depuis des années, comme une ombre fidèle.

Tout a commencé cette nuit-là. Le 5 novembre 1863.

J'avais cinq ans, et je me souviens de chaque détail comme si c'était hier. Le crépitement infernal des flammes. L'odeur âcre du bois brûlé. Les hurlements qui déchiraient l'air avant d'être avalés par le brasier. Mon père. Ma mère. Lizzie, ma grande sœur... tous emportés. Moi, seule au milieu des cendres, cramponnée à un lapin en peluche à moitié calciné.

La seule survivante.

Quand l'incendie s'est éteint, il n'y avait plus rien. Plus de maison. Plus de famille. Juste un vide insupportable.

On m'a placée à Rutledge, un asile. "Pour ton bien", disaient-ils. Mais les murs de cet endroit n'avaient rien de protecteur. Ils étaient faits de pierre froide, de silence et de regards fuyants. Les médecins parlaient de "traumatisme", de "récupération". Je crois qu'ils espéraient que je finirais par oublier. Mais peut-on vraiment oublier un incendie qui a tout emporté ?

Pendant dix ans, j'ai erré dans ces couloirs gris, une ombre parmi les ombres. Le chuchotement des autres patients et les pas pressés des infirmiers remplissaient l'air. Dix ans de néant. À force, ma mémoire s'est effacée, repliée sur elle-même comme un animal blessé. Je ne me rappelle presque rien de cette période, et quelque part, c'est peut-être mieux ainsi. Sauf... ce rêve.

Un chat étrange. Immense, avec des yeux jaune brillant, qui me fixe. Il m'appelle « Liddell » d'une voix douce, mais inquiétante. Je suis une enfant dans ce rêve, vêtue d'une robe bleue, tenant mon vieux lapin brûlé contre moi. On rit, on prend le thé avec un homme étrange et des créatures qui parlent. C'est insensé, absurde... mais étrangement apaisant. Ce rêve revient sans cesse, comme s'il cherchait à me murmurer un secret que je suis incapable de comprendre.

Quand j'ai eu 17 ans, on m'a transférée au Refuge Pawny. Un orphelinat censé m'offrir une chance de recommencer. Mais ce lieu, je l'ai vite compris, n'a rien d'un refuge.

Le bâtiment est ancien, presque gothique. Ses murs respirent une sombre majesté, comme si le temps lui-même avait essayé, et échoué, de le briser. Il y a quelque chose d'oppressant dans cet endroit. Mais il cache aussi des mystères. Des passages secrets dissimulés derrière des bibliothèques, des escaliers qui mènent à des tunnels sous le sol.

Au début, ces endroits m'effrayaient. Les couloirs sombres semblaient peuplés de fantômes. Mais très vite, ils sont devenus mon échappatoire. Grâce à ces passages, j'ai appris à me glisser dehors, à explorer le monde interdit au-delà des murs.

C'est là que j'ai appris à me battre. Le Taekwondo m'a donné bien plus qu'une défense. Il m'a offert un contrôle, une force que je pensais ne jamais posséder. Chaque coup, chaque mouvement m'aidait à chasser une partie de ma peur, de ma rage. Et il y avait les livres.

Dans la vieille bibliothèque du Refuge Pawny, j'ai découvert des auteurs qui paraissaient me parler directement. Rousseau, Voltaire, et surtout Carroll. Ses récits étaient un miroir déformé, reflétant des fragments de moi-même. Alice au pays des merveilles. Ses mots résonnaient comme un écho lointain, un souvenir que je ne pouvais atteindre.

Aujourd'hui, je me tiens là, du haut de mes 1m75. Mes cheveux noirs tombent en cascade sur mes épaules, et mes yeux verts semblent scruter des horizons que personne d'autre ne peut voir. Certains disent que je suis belle, mais tout cela me paraît futile. Les vraies cicatrices ne se voient pas. Elles sont là, dans mes souvenirs. Dans mes cauchemars.

Chaque nuit, je revis l'incendie. Les flammes hurlent. Les visages de ma famille disparaissent dans la chaleur écrasante. Chaque nuit, je me réveille, le souffle court, un cri étouffé dans la gorge. Et chaque matin, je recolle les morceaux, je me tiens droite, je souris. Comme si tout allait bien. Mais rien ne va.

Depuis mes 19 ans, quelque chose a changé. Ce Refuge n'est pas qu'un orphelinat. J'ai commencé à voir des choses. Des anomalies. Des indices que je n'arrive pas encore à assembler. Des documents scellés dans les bureaux des administrateurs. Des rumeurs murmurées entre les murs. Et ces tunnels... ils mènent quelque part.

Je ne sais pas où tout cela mène, mais une chose est sûre : mon anniversaire ne sera pas une journée ordinaire. Tout converge vers cette date. Comme si mon destin m'attendait à la croisée des chemins.

Alors voilà où j'en suis. Une semaine avant mes 21 ans. Peut-être que ce sera un nouveau départ. Probablement la fin de tout. Quoi qu'il arrive, je suis prête. Ou du moins, j'essaie de l'être.

Alice et le Pays des Mensonges.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant