Chapitre 11 - Complications

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9h25, près des jardins à l'entrée.

L'air est frais, presque froid, comme un avertissement silencieux. Je suis là, seule. Personne autour, juste moi, mes pensées et le vide qui semble m'engloutir. Je regarde ma montre une énième fois. Les minutes s'égrènent lentement, lourdement. Il est en retard. Trop en retard. J'ai tenté de le joindre hier soir, mais Prosper ne m'a même pas répondu. La panique me serre la gorge, je me demande s'il m'a oubliée ou s'il m'a juste posée un lapin. Je serre les poings. Ce n'est pas comme lui d'être aussi négligent.

Puis, soudain, je l'aperçois au loin, essoufflé, son visage rouge, les cheveux en bataille. Il court vers moi. Mon cœur, qui battait trop fort, se calme instantanément. Il est là, il est bien là.

— "Désolé, j'ai pris du retard, je devais prévenir mon coloc," dit-il en haletant, tout essoufflé.

Je lui souris, rassurée. Nous échangeons un salut rapide et sans plus de cérémonie, nous commençons à marcher ensemble, direction mon ancienne maison. Sur le chemin, il ne cesse de me bombarder de questions. J'y réponds, mais chacune d'elles semble tourner autour du même sujet, inlassablement :

— "Et le monde de Grace, comment c'était ?" — "Tu veux dire... mon monde ?"

J'essaie de lui donner des réponses, mais plus je parle, plus j'ai l'impression de tourner en rond, de ressasser les mêmes choses. Grace... ma sœur jumelle. Ce monde, mon passé. Tout ce qui m'échappe encore, tout ce que j'essaie de comprendre.

Nous arrivons dans le quartier où j'ai grandi. Ce n'est plus le même. Les rues sont différentes, plus larges, plus nettes. Les pavés ont été refaits, et des arbres ont été plantés tous les cinq mètres. Les maisons se ressemblent toutes, comme si ce quartier venait tout juste de sortir de terre. C'est étrange, comme si tout avait été réinventé, remodelé. Prosper regarde les maisons, les examine, comme un détective à la recherche d'un indice, et moi, je fais de même. Je cherche la mienne.

Quand je la retrouve enfin, je m'arrête net. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas ça. Là où il devrait y avoir une vieille bâtisse, avec son toit de tuiles usées, ses fenêtres démodées, il y a une maison toute neuve, moderne, avec des lignes épurées. Un choc. Un vertige. Le monde autour de moi semble se fissurer.

Je prends une grande inspiration et sonne à la porte. Un homme d'âge moyen m'ouvre, l'air curieux.

— "Que puis-je faire pour vous ?" me demande-t-il d'un ton plat.

Je me présente, je lui explique, comme je l'ai fait mille fois avant : que cette maison a appartenu à mes ancêtres, que mes parents m'ont laissé un héritage du XIXe siècle, et que je cherche des objets anciens qui y ont appartenu. L'homme me regarde, un peu perdu.

— "Je suis désolé," dit-il en secouant la tête. "Mais il n'y a rien de ce genre chez moi. La maison a été reconstruite récemment, tout a été vendu. Les objets ont été confiés à un antiquaire. C'est tout ce que je peux vous dire."

Je me sens désemparée, mais il semble désireux de m'aider. Il cherche l'antiquaire sur Internet, compose un numéro et, après une brève conversation, il raccroche et me fait signe de le suivre.

Nous partons tous les trois vers l'antiquaire, un vieil homme qui parait tout droit sorti d'un autre temps. Il me demande une pièce d'identité pour vérifier que les objets qui se trouvent dans son magasin m'appartiennent bien. Je la lui donne, et après un moment qui me semble interminable, je récupère enfin tous les objets qui m'ont été laissés : le coffre de mon père, une vieille armoire, des carnets de famille, des objets qui semblent porteurs de souvenirs lourds et étranges.

L'homme qui nous a conduits jusque-là nous ramène ensuite à l'université, toujours en silence, et je dépose tout dans ma chambre. Prosper et moi nous asseyons par terre et commençons à examiner les objets. C'est étrange, presque intimidant, d'être entourée de ces morceaux de ma propre histoire.

Je m'approche de l'armoire. Mes mains tremblent légèrement quand je l'ouvre. Je sens Prosper près de moi, mais je ne le regarde pas. Je veux juste m'immerger dans ce que j'ai récupéré. Soudain, quelque chose me pousse à toucher une paroi de l'armoire, et dans un flash de lumière, tout s'effondre. L'armoire, la pièce, le monde.

Je tombe.

Je me redresse difficilement, mes mains agrippant le sol. Tout autour de moi est flou, un dédale de formes indistinctes. Je me relève, vacillante, et mes yeux se fixent sur quelque chose qui me glace le sang. Un corps, raide, sans vie. Je pousse un cri, un cri désespéré, puis je me rends compte que je ne suis pas seule.

Prosper se réveille en sursaut. Puis je l'entends, ce cri. Un cri perçant, venant de l'extérieur.

Je me précipite vers la fenêtre, le cœur battant. Ce que je vois me foudroie : un massacre. Les habitants de la ville, tous démembrés, décapités, lacérés. Le sol, les maisons, les arbres... tout est imbibé de sang. Le lac, jadis calme, a pris une teinte rougeâtre, comme une mer de sang. Les murs des maisons sont tachés, souillés par cette horreur.

Je me sens sur le point de perdre pied. Mon estomac se retourne. Pourtant, je lutte pour ne pas sombrer, pour ne pas céder à la panique.

Mais ce qui me frappe encore plus, ce qui me frappe de plein fouet, c'est une silhouette. Grace. Ma sœur. Je la reconnais immédiatement. Elle crie. Une silhouette étrange, en armure végétale, la tient fermement. Je n'ai que quelques secondes pour réagir.

— "Arrêtez !" hurle-je, d'une voix déchirée.

Mais l'homme végétal ne m'écoute pas. Il égorge ma sœur, comme on tue un simple animal. D'un seul geste.

Mon corps se tend, tout mon être se crispe. J'entends un cri, mais ce n'est pas le mien. C'est celui de ma sœur qui, une seconde avant de mourir, me jette un dernier regard, un regard plein de terreur et de douleur.

Je hurle. Je hurle de toutes mes forces, un cri primal, déchirant.

C'est fini. Je viens de perdre Grace...

Moi qui pensais l'avoir retrouvée, moi qui pensais pouvoir l'embrasser à nouveau, partager avec elle tout ce que j'ai traversé... tout est fini.

Je n'ai plus qu'une seule certitude : ce monde, ce qu'il reste de mon passé, est perdu à tout jamais. Et maintenant, je dois survivre à ça.

Alice et le Pays des Mensonges.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant