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La première chose que je me dis c'est que Trent a pété un fusible.

— Tu es jeune tu as toute la vie devant toi, dit le prêtre quadragénaire à Trent en reprenant les mots du docteur Katz.

— Toute la vie à garder ses blessures ? À faire des cauchemars ? À ne pas réussir à dormir ? À penser a Arnold Gerglinter encore encore encore ? À ne pas être capable d'être gentil ? D'aimer ? D'avoir envie sexuellement de quelqu'un avec ma génophobie ? Non merci, je préfère mourir. Et pourtant, il faut vivre encore, dormir, s'éveiller tour à tour, voilà pourquoi mon âme est lasse du vide affreux qui la remplit, voilà pourquoi mon âme est triste. Allez où va mon âme ? Mon cœur est plein ! Je veux pleurer ! Tristesse qui m'immonde ! Coule donc de mes yeux. Et moi je plonge en vain sous tant d'ombre funèbre, dit Trent en récitant des vers de Lamartine.

— Tu n'es pas génophobe ! Tu es agraphobe ! Personne ne t'a aidé jusqu'à là pour t'en sortir. Mais nous sommes là maintenant, lui dit le prêtre indien. Il ne faut pas avoir peur.

— Tu parle : il ne faut pas avoir peur est un truc débile ! s'écrit-il à l'instar du russe juif puis polonais puis français. Je n'ai pas peur ! Ce sont les mauviettes qui ont peur ! Comme Jacques-couille !

— J'ai peur que tu me fasses des mal tous les jours. Et toi, tu as peur que ton père te fasse mal tous les jours ; C'est humain d'avoir peur. Tu peux avoir peur sans vouloir te faire sauter la cervelle et tuer quelqu'un. Tu peux avoir peur de ce que tu t'apprête à faire alors ne le fais pas, Trent. Tu as le droit d'avoir peur d'une personne. Tu sais, moi aussi « j'ai parfois envie de crever tellement j'ai envie d'être fort ». Tellement j'ai envie de ne plus avoir peur et d'être plus fort que toi. Et toi aussi, tu as envie de ne plus avoir peur de ton père et d'être plus fort que lui pour qu'il arrête. Tu ne vas pas tuer ton père. On est là. Le prêtre. Graham. Les médecins bûcherons. Ferg. Non pas Ferg. Il n'existe pas. Si. Non. Si. Papa et maman sont là. Le psy est là. Un contre tous et tous pour...

— TRENT ? RAMENE TOI ICI ! NE RESTE PAS AVEC CE VIEUX SHNOCK ! BOUGE TON CUL COMME TU SAIS SI BIEN LE FAIRE !

Je me bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix d'Haleine de Tequila. Il y a un long silence dans l'appartement. Merde. Merde. Beurk beurk. Mais je suis content. A pros priori, le magnétophone du vieux Jess devrait avoir bien enregistrer les paroles du père de Trent.

— J'ARRIVE.

— Non, tu restes ici ! hurle l'indien docteur noir Watson.

— C'est impossible ! Ça va s'empirer si je ne le tue pas tout de suite !

— Tu sais ce russe juif puis polonais puis français, il a dit qu'il faut toujours connaître les limites du possible. Pas pour s'arrêter, mais pour tenter l'impossible dans les meilleures conditions. C'est possible que ça s'arrange si tu poses ce fusil, si on enregistre ton père et si on va au commissariat. Tu as écris dans ton cahier aujourd'hui ? Tu n'as plus rien écrit depuis avant-hier, je déclare en triturant la laine verte de mon pull effilé.

— Tu as lu beaucoup de choses, hein ? Tu as tout lu ? Suffisamment pour savoir que j'allais te baiser et que j'allais venir chez le vieux Jess pour ensuite loger une balle dans la cervelle d'Arnold Gerglinter juste avant de me suicider ? Tu veux que je te dise quoi ? Dans mon cahier ; ça  m'a fait du bien d'en parler, c'est comme si ça sortait un peu, dit-il en reprenant une phrase de la vie devant soi.

— Je suis Sherlock Holmes. J'ai fais une découverte.

Je m'avance les bras devant et rencontre le torse de Trent. Le métal du fusil. J'agrippe le fusil et le tire vers moi.

BOUM.

Trent m'abat le fusil sur le crâne.

Est-ce que maman va bien ? Est-ce que papa va bien ? Est-ce que Graham va bien ? Est-ce que Trent va bien ? Est-ce que la psy va bien ? Est-ce que le revolver va bien ? Est-ce que grand-mère va bien ? Est-ce que mes testicules vont bien ? Est-ce que mon cerveau va bien ?

Non. Non. Mon cerveau me fait atrocement mal. C'est pire que sentir le sexe de Trent en moi, que de ce faire giflé les testicules, que de ce faire insulter de débile, de fou, d'idiot, d'imbécile, de Jacques-couilles, de Fol Œil et de Gollum, que de se faire pisser dessus, que de se faire tabasser, que d'avoir les fesses collées à une chaise en plastique à cause d'un chewing-gum et que de passer le réveillon tout seul. C'est pire parce que j'ai l'impression qu'on me coupe la tête pour la deuxième fois dans ma vie.

Couteau de cuisine de grand chef cuisiné bien aiguisé. Tronçonneuse de médecin bûcheron. On m'arrache la tête. Ça me fait tellement mal que je suis incapable de pousser des mots intelligibles. Je me contente de hurler comme un cinglé parce qu'à l'intérieur de ma tête, Ferg hurle comme un diable. C'est « Comme si j'avais un habitant en moi. Je me prends de hurlements, je me jette part terre, je me cogne la tête pour sortir ». Je plaque mes mains sur mes oreilles et remue la tête dans tous les sens. Médecins bûcherons Ferg Ferg revolver pas nazi bison bison pow-wow tutu à frange  cochon marron couille d'alpiniste pipe erreur système mort.

Le fusil a fait un tremblement de terre sur ma tête.  Cicatrice ré-ouverte. Fissure vertigineuse. Il faut du scotch. Mon sang décolle les prothèses capillaires. Je n'ai pas vraiment des implants directement implantés dans mon crâne. Mes parents ne voulaient pas m'opérer, de peur que l'opération se passe mal et qu'ils perdent leur deuxième fils. Le monde entier a décidé de me coller une fine membrane synthétique sur laquelle est planté des cheveux. Courts. Cette peau artificielle, est collée à l'arrière de mon crâne avec de la super glue. Elle s'enlève ni avec l'eau ni avec un shampoing. Je la change tous les deux mois. Je l'ai changé à Noël alors elle est encore très bien collée sur ma tête. Le seul truc qui peut la décollé c'est des mains qui s'activent à la décoller ou un fusil nazi ou mon sang ou les trois en même temps.

J'ai le sentiment qu'on m'ouvre le crâne. Opération à crâne ouvert. Je vais avoir la peau couverte de plaque rouge. J'ai mal. Je ne peux pas bouger.  Je touche mon crâne. Ma cicatrice s'est ouverte. Des croûtes de sang se sont déjà formées. Beurk.

— TU M'AS RENDU CHAUVE ?

« Je m'évanoui de rage, d'indignation et d'humiliation. Ma gorge se serre de rage, mes poings se ferment et ma vue s'obscurcit »; tellement que je ne vois plus le vert. Encore longtemps, j'entends crier. Voix grave d'Haleine de Tequila. De Trent. De Watson. Du prêtre. Magnétophone enregistre. Je demeure couché sur la moquette.

— Il faut emmener Jacques à l'hôpital, Trent ! s'exclame au bout d'un moment l'indien du pow-wow.

— Je dois tuer ce.

Il faut sauver le soldat Jacques !

Si je meurs au côté d'un prêtre, je suis plutôt chanceux, je n'irai pas au Diable Vauvert pour m'être mis le revolver dans la bouche, avoir tenté de tuer Trent et avoir tuer mon frère jumeau.

— Jacques a dit ouvre les yeux, crétin ! Ouvre les yeux ouvre les yeux ouvre les ouvre les yeux.

Alors, Le vieux Jess -prête indien amant de mon arrière grand-mère- le docteur Watson et Trent, comme les habitants de l'immeuble voyant le corps à côté de Momo dans la cave dans La vie devant soi, « se sont mis à gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pensé à gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur ».

La dernière chose que je me dis c'est que Trent a pété un fusil.

Jacques a dit fermez les yeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant