Chapitre 1 - Emmène-moi ✓

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Il y avait un temps où la normalité avait un tout autre sens. Il y a encore quelques années, la norme était de penser à son futur métier tout en s'ennuyant à l'école et en accumulant les bêtises et les besoins hédonistes. Il y a seulement deux ans, lorsque j'avais encore vingt ans, je ne rêvais que du moment où j'aurais mon diplôme en journalisme pour avoir enfin un travail qui me permettrait d'être autonome. Cette période où je détestais être prise pour une enfant et profitais pleinement de mon temps libre pour sortir, boire, danser et collectionner les fous rires avec mes amis n'était plus qu'un lointain souvenir. Seulement deux ans, et pourtant, tant avait changé. Toutes mes attentes sur l'avenir étaient loin d'égaler le Nouveau Monde.

Un bruit me tira de mes souvenirs. J'avais de la visite. La porte blindée s'ouvrit dans un raclement sonore. Je me contentai de fermer les yeux dans l'espoir que je me retrouverais une nouvelle fois à mes vingt ans. Je me revoyais en tant que la petite fille rousse aux multiples taches de rousseur qui faisait craquer les garçons avec ses lèvres pulpeuses et son petit nez retroussé. Mais c'était peine perdue, ma peau grisée par les ténèbres de cette pièce et mes joues creusées par la fatigue me ramenaient à cette triste réalité. J'avais désormais vingt-deux ans et ma vie avait radicalement changé. La longueur de mes cheveux qui m'arrivaient en bas du dos était une preuve suffisante pour illustrer que le temps s'était écoulé.

— Gabrielle ?

L'intonation de cette voix me donna des frissons. Dans mon esprit, le personnage qui était dans la même pièce que moi était semblable à la mort elle-même. Dans une petite cellule de cinq mètres carrés qui ne comportait qu'un matelas au sol, un bout de drap et une porte infranchissable, être deux était étouffant. Je sentais son eau de Cologne, beaucoup trop forte à mon goût, me piquer les narines. Seul le tabac était une odeur rassurante et rare. Son pouls était calme, puisqu'il n'avait aucune raison de me redouter. Sa respiration était régulière, mais me donnait la nausée. Je ne souhaitais qu'une chose : qu'il me craigne autant que les autres.

À contrecœur, je me redressai et je pris mon temps pour trouver une position qui me permettait de mettre une certaine distance entre nous. Tout en gardant les jambes croisées sur le matelas, je remontai droitement mon dos contre le mur. Quelque part, rester assise alors qu'il était debout n'était pas si désagréable. Même en étant plus bas que lui, j'arrivais à voir ce recul comme être hors de portée plutôt que de me dire que j'étais en position d'infériorité.

J'ouvris lentement mes yeux pour croiser son regard. Avec une certaine satisfaction, je sentis son malaise. Cet homme n'était pas un militaire ni un scientifique contrairement à toutes les personnes qui défilaient dans cette cage qui était ma chambre. Cette fois, celui qui se tenait devant moi était juste un homme d'une trentaine d'années avec une simple chemise blanche sur un simple jean. Même en dehors du monde extérieur depuis un certain temps, je savais à la texture de ses vêtements et à la taille de sa montre qu'il venait d'un milieu aisé. Et qu'il avait eu les moyens d'acheter notre rencontre.

Je ne pus m'empêcher de sourire. C'était un nouveau pari pour moi. J'avais réussi à faire fuir chacun de mes visiteurs. Peut-être que cet homme m'amuserait plus que les autres. Après tout, il n'avait toujours pas dévié son regard.

Mon sourire disparut aussitôt qu'il était apparu.

— Quoi ? grognai-je.

Ce personnage devait être assez impressionnant pour que mes geôliers prennent le risque de laisser la porte entrouverte. L'homme suivit mon regard.

— Je te déconseille de tenter ta chance, assena-t-il.

Mon regard se reporta de nouveau sur lui. Les mains lisses, c'était un homme qui n'avait pas connu ces deux années comme un enfer. Aucune ride d'inquiétude ne tirait son visage comme les personnes normales. À vrai dire, ses yeux noirs pétillaient de malice. Cette situation l'amusait. Et j'avais presque envie de lui arracher la gorge avec mes ongles même si cela augmentait ma peine. Juste pour me débarrasser de cette personne qui ne respectait pas les normalités de notre temps. Cette même normalité qui me définissait dans le camp des monstres.

OSTIUM - Jeu [PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant