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9 août, au soir,

Auberge de la table bleue, Campagne Arrageoise,

Après une longue journée de chevauchée à travers bois, Albertille descendit de la calèche suivie d'Eléonore qui tenait avec difficulté son petit frère dans les bras. De son niveau, elle jugea le déhanché de la femme qui paraissait exagéré. Rien n'y ferait, pas même les riches et belles toilettes, Albertille demeurera toujours une roturière un peu gourde voulant se donner des airs de duchesse. Elles marchèrent jusqu'à l'entrée de l'Auberge et pénétrèrent dans un lieu des plus respectables pourtant bien misérable dans l'esprit de la petite aristocrate qui avait toujours connu les nappes de lin, les mets exotiques et les chandeliers d'argents. Cette fois-ci, elle devrait s'habituer aux tables de bois pauvre, de nourritures mijotées dans de grosses marmites et au bas peuple qu'elle épiait d'un œil méfiant.

Tout à chacun se retourna et jugea ces deux jeunes femmes tout droit sorties d'un autre monde. Certains pouffèrent accablée par l'apparence d'une supercherie. Quel culot elles avaient de se montrer ainsi vêtu chez des crève-la-faim tandis que Paris était en feu.

L'aubergiste courut à la rencontre d'Albertille, impatient d'empocher les sous qu'une riche bourgeoise pouvait lui offrir. Cette dernière réclama dédaigneuse une chambre avec deux lits et un berceau, ainsi qu'une chambrette pour le cochet.

- Désirez-vous le souper Madame ?

- Ma foi oui. Faites moi parvenir un plateau sur lequel vous disposeriez deux portions de potage ainsi qu'une omelette bien baveuse.

Il était inutile de se demander à qui était destinés les deux potages. L'aubergiste reprit :

- Comme vous voudrez m'dame. Si vous daignez bien m'suivre, je vais vous mener à vot'chambre.

À ces mots, il fit un geste à l'intention de sa femme qui écoutait la conversation un peu plus loin. Elle accourut faisant trembler la graisse de sa poitrine qui faillit déborder de son corsage. Le petit groupe se faufila à travers les tables. On entendit des ricanements et vu des regards malsain converger vers Albertille. Eléonore, quant à elle, serra son petit frère contre son cœur en le berçant pour qu'il retienne ses pleurs.

Ils gravirent les marches d'un escalier étroit et entrèrent dans la chambre.

- Il s'agit de not'plus belle chambre, s'enquit l'aubergiste, la nuit devrait être chaude, mais on peut faire du feu. Ici, y'a les deux lits et l'berceau. J'peux faire autr'chose ma p'tite dame ?

- Albertille ? s'interposa timidement Eléonore qui venait de déposer le petit Louis dans son berceau.

- Que veux-tu ?

- Est-il possible de nous faire parvenir un bain ?

- Un bain ? Ricana-t-elle, ais-je bien entendu Mademoiselle ? Vous réclamez un bain ? Elle réclame le bain ! Personne ne se plaindra de votre mauvaise odeur !

D'un geste démesuré, elle fit sortir l'aubergiste et sa femme. Elle claqua la porte et la verrouilla. Soudainement, son regard se chargea d'une pointe d'agressivité et à grand pas elle rejoignit la petite fille apeurée. Elle se pencha vers elle et lui tint violemment le menton.

- Je vous apprendrai à réclamer de la sorte ! C'est moi qui tiens les rennes ici.

Tout aussi brutalement, elle poussa la petite qui tomba à la renverse. Heureusement pour elle, le lit se trouvait là et sa chute perdit son impact. Elle s'allongea alors et son regard pivota vers une fenêtre perdue dans la pièce. Elle vit tomber la nuit noire. Quelques étoiles commençaient à apparaître. Son père, sa mère, Anne était peut être là haut. Ses membres se contractèrent pour retenir la moindre larme. Elle cligna des yeux pour en ravaler quelques gouttes.

Dans l'ombre de la lumière (EN PAUSE)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant