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Même jour, au soir,

Cour des Miracles, Paris,

Au cœur de la place, Gaëlle et Gédéon discutaient à propos de ses premiers jours à la cour des miracles. Il vanta l'efficacité de son apprentissage et la rapidité d'esprit de sa comparse. En quelques heures il lui avait enseigné comment assortir les vêtements pour paraître plus misérable encore et lui montra la manière de se couvrir le corps d'ulcères factices. Et comme si cela ne suffisait pas, il lui apprit à jeter l'écume au moyen d'un morceau de savon qu'elle devait garder dans la bouche pour faire croire qu'elle avait la rage. La seule rage était celle qu'elle éprouvait au plus profond de son être. Voilà ce qu'elle était devenue, un être sale et misérable d'apparence et d'esprit. Chaque jour, elle devait se rendre dans diverses églises en faisant mine de claudiquer et de baver ce savon qui la répugnait. D'un pas gauche elle se dirigeait vers les prieurs leurs réclamant les sous qui lui permettraient de poursuivre son pèlerinage. Elle finissait avec quelques expressions chrétiennes et quittait l'église après avoir jeté un coup d'œil au christ, blême et souffrant. Elle s'excusait de pêcher chaque jour mais se rassurait en pensant que chacun avait sa croix à porter.

À la cour, elle avait dit y avoir trouvé de l'admiration dans la vie de ces mendiants. Parmi l'aristocratie, jamais elle n'avait eu le profond sentiment d'être noble, ce qui était vrai. Elle était la plus rebelle des obéissants, la plus rustre des dames, la plus paysanne des nobles. Et désormais, elle avait quitté ce petit monde et exprimait du remord à ne pas avoir de remords. Même si la vie à la cour ne la rendait pas heureuse, pour rien au monde elle n'aurait voulu revivre son passé.

Depuis peu, elle avait rencontré les archi-suppôts qui lui avaient enseigné les rudiments du langage des mendiants. Puis à force de trainer les rues et de se salir volontairement, la crasse s'était entichée de son visage et du reste de son corps. Elle avouait avoir du mal avec la saleté, mais Gédéon lui avait assuré qu'à force elle s'habituerait. Assise au bout de la longue tablée, la tête reposée entre ses mains, elle songeait au plaisir d'une eau claire coulant sur ses membres, la noyant d'une interminable fraîcheur. Alors n'y tenant plus, elle s'éclipsa du repas. Dehors, le soleil venait à peine de quitter le ciel et les cloches sonnèrent neuf heures du soir. Les réverbères ensoleillaient déjà les chaussées. Elle descendit les rues jusqu'à rejoindre les berges de la seine. En enfonçant ses pieds dans la terre fraiche bordant l'eau troublée par le courant, elle retira un à un ses vêtements poisseux. Elle jeta sa chemise trouée puis retira son bandage qui lui compressait le torse. Nue, face à la lune, elle frissonna. Enfin elle était redevenue ce qu'elle était jadis. Démasquée, elle plongea. Quand elle sortit la tête de l'eau, une sensation de bonheur furtif s'empara d'elle. Elle se frotta le corps avec acharnement. Comme pour se laver de ses pêchers. Du pêcher de s'être forcée à oublier sa famille. Que dirait son père ? Pourtant, il fallait qu'elle arrête d'y penser. Le souvenir du soir où elle s'était rendu au théâtre Italien refit surface malgré elle. Avec quel acharnement elle s'était opposée au mariage. Avec quel acharnement elle s'était opposée à la volonté de sa mère quant à la robe qu'elle lui avait imposé de porter. Elle avait agi comme une enfant gâtée. La douleur de la gifle se rappela à elle et surmonta la froideur de l'eau. Où était-elle à présent ? Pourquoi se questionnait-elle au sujet d'une mère qu'elle n'aimait pas ?

Elle replongea dans l'eau comme si elle replongeait dans ses réminiscences. La température irritait son visage. Pourquoi son ancienne vie ne voulait-elle pas couler et s'éloigner dans les courants du temps ? Elle voulut les ensevelir. Les instants où elle se lavait dans l'eau chauffée d'un bain duquel émanaient un parfum de rose. Ces instants où sa famille était entière. Elle songea à son oncle. Quels étaient ses projets pour l'heure ? Goutait-il au plaisir d'une vie riche ? Elle refit surface et continua de frotter, plus fort. Quelques minutes plus tard, tandis que ses lèvres se chargeaient d'une teinte bleutée et qu'elle tremblait, elle s'extirpa de l'eau et se couvrit à la hâte de ses guenilles. Elle s'enveloppa comme elle put. La seine, si souvent elle l'avait admiré à travers la fenêtre d'un carrosse. Lointaine époque.

Dans l'ombre de la lumière (EN PAUSE)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant