Chapitre I (suite bis)

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Je ne suis pas devenue musclée, et je n'ai pas non plus fait fuir mes prétendants. Au contraire, je suis devenue la fille la plus en vue du comté du Yorkshire, père et mère étaient très riches, ils possédaient des terres dans toute l'Angleterre, et entretenaient une bonne relation avec la famille royale. J'étais la plus âgée des filles, et père me léguait une partie de sa fortune. J'avais une éducation aristocratique, je lisait le latin, le grec, le français, l'espagnol et un peu de russe ; je jouais un peu de piano et de harpe et je lisais beaucoup, surtout des œuvres classiques, de la bibliothèque de père, même si je mourrais d'envie de lire des livres comme ceux des filles de Sowl, des romans d'amours fougueux, mais cela aurait été impensable pour père et mère, qui étaient la respectabilité même, comme deux personnes d'un tableau à l'huile d'un vieux peintre, entouraient leurs enfants d'une bienveillance assurée.

Ce qui jouait aussi, et surtout, sur l'avis de mes possibles futurs maris, c'est que j'étais très belle, et d'ailleurs je le suis toujours. Ce n'est pas du narcissisme, mais bien la vérité : j'étais belle. Je ne sais d'où cela était arrivé, mais j'étais belle. La chose était un peu insensée, mais c'était ainsi, et cela faisait le plus grand bonheur de mes parents, qui ne voyaient pas comment être plus comblés.

J'étais une sorte de beauté gracile, au teint pâle, aux cheveux longs et noirs, aux mains de pianiste et à l'air mélancolique : tout en moi plaisait. Plaisait aux maris potentiels, aux mères de maris potentiels et à toute l'aristocratie que nous fréquentions. Tout était donc parfait : quel meilleur avenir aurait-on pu imaginer pour moi ?

Seulement, moi, justement, je ne me sentais pas à l'aise dans cette vie, à l'heure où je devais me marier, et bientôt avoir un enfant, pour l'élever tout le reste de ma vie, avec ses frères et sœurs bien sûr, je me cherchais encore; l'avenir idéal, je l'aurais bien passer à flâner des journées entières, à danser, me promener, dessiner, rêver. Mais tout cela n'était pas envisageable, personne n'avait jamais vu une jeune fille de bonne famille mener une vie de célibat et d'inactivité, et personne ne le verra jamais.

J'étais perdue, totalement déboussolée, moi qui n'avais pas vécu mon adolescence, mais pour qui il était trop tard pour recommencer, je ne savais pas qui suivre, qui écouter, quoi faire, quoi décider. L'avenir me semblait un horizon en feu, et toutes les portes de sorties claquaient en se refermant derrière moi.

Une vie déjà tracéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant