23 juin 1892
Mère tire sur mon corset au point que je crains de m'étouffer, et lace les rubans pour le maintenir, tandis qu'une maquilleuse venue de la grande ville la plus proche me poudre tout le visage, me faisant éternuer.
"N'en mettez pas trop, je ne veux pas qu'elle ressemble à une fille vulgaire qui ne sait pas doser la poudre de riz, faîtes juste en sorte qu'on voit qu'elle est un bijou de la nature, compris ?
- Ne vous inquiétez pas madame, je connais mon métier !"
Mère ne peut pas s'empêcher de vouloir tout diriger, coordonner et elle ferait tout elle-même si elle pouvait ! Dieu, heureusement ce n'est pas le cas ! Je ne peux même pas me voir tellement les tissus et les rouges à lèvres volent devant le miroir : le bouquet viens d'arriver, est-ce qu'il est assez fourni ? Un peu plus de roses quand même, non ? Mais des blanches ! Pas des mauves ! Et quel rouge prendre ? Qu'est-ce qui correspond le mieux avec son teint ? Plutôt le framboise, ça la rafraîchit et ça ne la vieillit pas surtout ! C'est bien heureux, il ne manquerait plus que ça !
Mais moi, je voudrais juste m'isoler quelques secondes au moins, parce que, même si je sais que j'ai pris la bonne décision, je me sens trop brusquée pour être apaisée. Surtout, je me demande si Edward sera là. Si il me regardera enfiler mon alliance et sortir sous une pluie de riz, avec mon mari au bras, si il se fera prendre en photo avec tous les autres invités, si il mangera les plats que ma mère a commandé, et si il viendra m'annoncer ces félicitations, quand Adam me prendra par la taille dans son costume cintré. J'ai tellement honte de ne pas lui avoir écrit, de ne pas lui avoir annoncé avant qu'une vague connaissance le fasse pour moi... Quelle horreur, je suis vraiment une personne abominable !... Comment est-ce que j'ai pu faire ça ? Mais ça a été encore plus difficile pour moi, plus qu'il ne peux l'imaginer, et ça vaut bien ça ! Je ne peux pas encore tout à fait croire que nous serons séparés à jamais, alors que nous étions si proche il y a peu, que nous étions une seule âme il y a quelques jours à peine, et je ne peux pas encore croire non plus que je serais liée pour l'éternité à Adam Fitzducan, cette être avec qui je n'ai pas échangé un geste ni un mot. Les larmes commencent à me monter aux yeux alors j'arrête de penser et je me concentre sur le vrai monde, celui que je peux toucher, et qui commence à m'agacer d'ailleurs.
"Excusez-moi madame, dis-je agacée à la maquilleuse qui me poudre abondamment le visage et le décolleté, mais est-ce que vous pourriez arrêter de me tartiner avec votre poudre de riz, j'aimerais éviter de mourir d'asphyxie pendant la cérémonie."
Elle retire aussitôt les mains de mon visage, vexée, et je peux enfin respirer. Je me dégage des deux femmes et me tourne vers Mary qui attend derrière :
"Est-ce que tu pourrais me faire tes fameuse tresses que tu me faisait tout le temps quand j'étais petite ? S'il te plaît ?
-Oui, bien sûr, avec plaisir, mademoiselle, asseyez-vous ici.", dit-elle après avoir jeté un regard à ma mère aux lèvres pincées pour vérifier qu'elle avait sa permission.
Malgré le fait que cette dernière a l'air de dire "Des tresses de petite fille ? Non mais quoi encore, c'est un mariage, pas une kermesse !", je m'assois sur le lit comme me le dit Mary et elle commence à tresser mes cheveux si vite que je sais que ce sera finit d'ici à peine deux minutes, et que je n'aurais qu'à rajouter des fleurs et des rubans pour que ça en devienne renversant !
Une demi-heure plus tard, la maquilleuse est enfin descendue dans le salon et ma mère part devant pour demander aux invités de s'asseoir; Mary me regarde tendrement, avec des yeux humides et plein de douceur, comme si c'était sa propre fille qui allait se marier.
"Aradia, je suis si contente pour toi ! Tu te rends bien compte que c'est une porte qui s'ouvre enfin devant toi, une porte qui donne sur un chemin merveilleux !"
Sa métaphore n'est pas franchement réussie, mais je comprends le sens global. Seulement, ce n'est pas tout à fait ma vision des choses... Je sais que j'ai fait le bon choix en me fiançant avec Adam Fitzducan, mais a) nos rencontres précédentes ont étaient assez tendues, assez froides aussi, et même si je sais que tout est sensé aller mieux après le mariage, j'ai un peu peur, un peu et b) Edward; Ed. Comment le croiser dans les rues, les boutiques, les théâtres, parfois seule, ou avec mon mari, comment faire comme si de rien n'était alors que j'ai éclaté son cœur en milliers de petits morceaux tranchants, que je me suis enfuie lâchement. Comment ne pas mourir de honte quand son regard croisera le mien et qu'il me dira "Bonjour Mrs Fitzducan"... Mais je l'ai cherché. C'est moi qui est pris cette décision, et rien ne pourra me faire revenir en arrière, maintenant que le film est commencé, il n'est pas possible d'en changer la fin.
Mère arrive peu de temps après, surexcitée, les larmes au yeux et me dit tendrement, tout en me pressant les mains de ses doigts moites :
"Ma fille, ma chérie, tu vas te marier, ça y est, tout le monde est près, ils attendent sagement ! Je n'arrive pas à y croire !"
Elle se colle à moi, son visage tout près du mien.
"Mon Aradia..., sussurre-t-elle, Je ne réalise pas... C'est vraiment aujourd'hui... Tu te maries !"
Ce n'est pas la peine de le répéter comme ça, on dirait que c'est l'événement d'une vie ! Je sais que c'est le cas, mais je refuse de me l'avouer. C'est drôle, ce devrait être un moment fort, plein de tendresse et de bonheur, de larmes dégoulinant des visages... Mais au contraire, leur joie me dégoûte : ne voient-elles pas que je paierai très cher pour que tout ceci ne soit jamais arrivé, et pour que je ne soit pas entrain de marcher vers l'autel d'ici quelques dizaines de minutes, après la cérémonie symbolique qui va arriver dans quelques minute à peine, celle-ci.
Je me dégage de l'étreinte de mère et prends le voile posé sur le lit. Je l'attache à mes cheveux, puis pose la couronne de fleurs dessus, les mains tremblant si peu... J'ai une boule dans la gorge, pourtant, j'ouvre la porte et m'avance dans le couloir. Mes jambes sont en coton, et je suis sûre que je vais faire un malaise d'ici trois secondes maximum. Mais je continue à avancer, et je ne me sens plus dans mon corps, je ne veux pas réfléchir à ce que je suis entrain de faire, enfin, à ce que mon corps est entrain de faire. Les marches descendues, l'une après l'autre, lentement, la respiration de mère et Mary derrière moi. Les invités sont tous fébriles, on peut les sentir les yeux fermés : les froissements de leurs robes, les toux légères, les monocles ou les lunettes que l'on nettoie, les semelles des chaussures qui tapent le sol. Et je m'avance au milieu de cette assemblée, comme un condamné qui s'en va au bûcher. Et je sens que je vais effectivement bientôt mourir. Quelqu'un va mourir. Adam est là aussi, droit devant, à me regarder sans me voir, avec ses yeux de glace, son attitude froide et guindée qui m'insupporte et m'effraie.
Je suis si près de lui, je ne peux plus reculer, cette fois c'est fait. La cérémonie va commencer, puis nous irons tous à l'église, et je serais sa femme. A vie. Je sursaute, je ne m'y attendais pas : il m'a pris la main. Mes tempes vibrent à cause de mon cœur qui bat trop vite. Je n'ose pas me retourner de peur de tomber sur le visage d'Edward, les yeux aussi pleins d'horreur que les miens. Adam resserre la pression autour de ma main.
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Une vie déjà tracée
Historical FictionUne jeune fille; un manoir dans le Yorkshire, 1892. Son avenir se promet d'être radieux : elle est un excellent parti, et les prétendants sont plus riches les uns que les autres. Seulement, une destinée, ce n'est pas fait pour être écrit par vos par...