Chapitre III

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4 mai 1892


Ce matin, ce sont les bruits extérieurs qui me réveillent, et je ne suis pas endormie comme je le suis d'habitude, je déborde d'énergie, je voudrais faire quelque chose de ma journée, je saute donc hors de mon lit, ce qui me fait tourner la tête. Une robe vite enfilée, la moins encombrante possible, et une toilette approximative, je suis prête à passer la journée au bord de la mer, dans la petite crique que contient la propriété, à faire des croquis sans relâche ! Et puis, mes sœurs et frères reviennent d'ici une semaine, et si je veux profiter de ces derniers jours de calme avant la tempête...

Je descends donc comme à mon habitude, en faisant un détour par la cuisine pour prendre de quoi petit déjeuner, et, mes carnets de dessins sous le bras, je m'avance dans le chemin qui mène à la plage. Pour l'atteindre, il faut passer par des rochers, c'est le moment que je préfère, car il me permet de sauter, ma robe remontée jusqu'aux cuisses, en usant mes chaussures ! Je me fais avoir par une vague qui arrive sur le côté et qui mouille le bas de ma robe légère, mais au fond, ça n'a pas d'importance; je saute une dernière, d'un rocher au sable, en remontant les genoux, et mes semelles s'enfoncent dans le sol humide. J'aurais presque envie de hurler de plaisir, mais je ne vais pas le faire !

Alors que le soleil, ou au moins, le centre de lumière que j'aperçois à travers les nuages, avance, s'approchant de plus en plus du centre de Ciel, les pages de mon carnet défilent, et la couleur dans ma palette d'aquarelle s'étale, créant des tons improbables. Je me sens une âme différente, comme un vieux costume, pas que l'on aurait changé, mais plutôt raccommodé avec de beaux fils et de beaux tissus. Contrairement à mon habitude, j'écris des phrases qui me viennent à l'esprit et qui se mêlent à mes dessins, comme si c'était l'ordre des choses de concentrer la beauté.

"Un rouleau de soie azur s'accroche à mes pieds et mes mains mordent les coquillages qui les caressent mes yeux d'une couleur nacrée de dragée pour jeunes mariés"

"La couturière a laissé tomber des découpes de lin qui flottent sur cette masse d'Etranger, et je sens que le centre de mon âme est aimanté à l'algue plus libre qu'un étalon qui glisse au loin sur cette lande d'inconnu"

"Plante tes crocs en moi, mer, j'ai envie de sentir ton emprise d'aventure et de m'attacher à toi comme une amoureuse à son rêve"

Et mon pinceau court sur le papier, programmé comme une radio, ma plume connaît bien les chemins qu'elle emprunte, et elle sait déjà le résultas que ces trajets donneront; je pourrais fermer les yeux que mes aquarelles seraient les mêmes; je connais la mer, et la mer me connaît. Je connais les vagues, je connais l'écume, je connais les rochers qui m'entourent, je connais le sable sur lequel je suis assise, je connais l'air qui fouette mon visage et agite mes vêtements. Mais plus que tout cela, je connais le sensation qui me transporte, qui me gonfle la poitrine, celle qui me donne l'impression d'avoir changé d'âme, celle qui me fait remettre toute ma vie en question, qui me fait remettre le monde et son essence en question,  qui me fait douter, cette sensation qui me fait vivre, sans qui, sûrement, il me manquerais une partie de moi, sans qui je sentirais un creux dans ma poitrine, cette sensation qui me fait comparer la folie et la mort à un petit rhume vite guéri, qui me sentir les douceurs de l'infini et de l'esprit.

Mes yeux s'ouvrent d'un coup brutal, et j'ai l'impression de reprendre contact avec une autre réalité, et quand je regarde de nouveau les pages que j'ai recouvertes de couleurs, de courbes et de mots, je suis presque honteuse. Au fond, je me demande bien pourquoi je le suis. Mon éducation a-t-elle vraiment réussit à me faire avoir honte de ressentir autre chose que les émotions du monde banal, celui des gens effrayés, et recroquevillés sur leur Bible et leur feu brûlant dans le foyer de la cheminée ?

Une vie déjà tracéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant