6 mai 1892
Je me réveille ce matin, juste avant l'aurore, avec des draps mouillés de larmes, sanglotant encore, incapable de m'arrêter, même si je suis à bout de force... Tu te demandes sûrement comment je suis arrivée là, cher journal ? Comment dire... À l'instant où j'écris ces mots, mes joues me tirent toujours et mes yeux restent irrités, bien qu'il soit au moins 10 heures.
C'est hier soir que mon monde s'est écroulé, tout simplement. J'étais à table avec mère et père, et je prends mon courage à deux mains pour leur parler de mon projet de mariage avec Edward, j'avais résolu de ne pas les presser, j'avais attendu que nous soyons calmement réunis autour du dîner, afin aussi que ma mère soit impatiente, et qu'elle n'étudie pas la question trop précisément. Je pose mes couverts autour de mon assiette, et relève le menton. En croisant le regard de mère, je m'apprête à lui dire, mais elle me coupe, le regard brillant :
"Aradia, ma chérie, commence-t-elle, et je la laisse continuer, j'ai reçu une lettre ce matin ! Une lettre de Adam Fitzducan ! Devine ce qu'il y disait ! Oh, mon Aradia !... Je suis si heureuse !"
Elle se un peu penche vers moi, et dans sa joie et son empressement, pose les coudes sur la table, tenant fermement ses couverts dans chaque main. Ses yeux sont brillants, puis commencent à se remplir de larmes, sous l'effet du bonheur intense qu'elle semble visiblement ressentir. Mon cœur s'emballe : cet Adam Fitzducan est un des deux prétendants que ma mère affectionne le plus, ils 'agit de celui qui est froid et effrayant... Qu'a-t-il put écrire pour qu'elle soit aussi heureuse ?... Quand même pas que... Non, je refuse d'y croire, c'est absolument impossible !
"Tu vas te marier ma chérie ! N'est-ce pas merveilleux ?"
Oh oui. Véritablement. Véritablement merveilleux. Dommage que ce ne soit pas la bonne personne. Je suis comme entrain de détacher mon esprit de mon corps, et lorsque je lui réponds, c'est une inconnue qui parle, et moi je suis debout à côté, observant la scène avec détachement. C'est une horreur, un enfer, une blague sûrement ! Non, non, non, ce n'est pas la réalité, nous allons nous expliquer... Oh... Non...
"Il a fait sa demande dans cette lettre ?, demandais-je froidement.
-Eh bien, il m'en a parlé, et a demandé notre autorisation, avec ton père, mais si tu y tiens il pourra venir prendre le thé, et te la faire de vive voix, il n'y a pas d'objections à ce sujet !"
Je baisse la tête et alors que je lutte pour retenir des brides de pensées rationnelles et de détermination, tout me file entre les doigts et s'évapore en l'air, et mon esprit se vide;
"Alors, ma chérie ?, me demande mère encore un fois, sur un ton doux, comme pour ne pas me froisser ou me briser en mille morceaux, ce que j'ai l'impression qui va se passer si elle me presse juste un peu plus ou que je laisse une larme percer au coin de mon œil.
-Maman, papa...", ma voix tremble.
Je relève encore le menton et les regarde tour à tour, en prenant mon temps, lentement, comme de façon à imprimer cette scène dans ma mémoire à tout jamais; probablement parce que c'est le moment le plus décisif de toute ma courte vie. Et aussi le pire.
"Oui. Je dis oui. Je veux bien l'épouser, mais le plus vite possible alors."
Mère se lève, les larmes se déversant à flot sur son visage, inondant ses joues et remplissant les sillons qui les creusent, tels des routes et de petits chemins de campagnes envahis par des ronces, tels des fleuves et des rivières. Je la sens à peine m'enserrer, me prendre dans ses bras, et je ne rends tout juste compte que père s'est aussi levé et qu'il caresse tendrement ma tête, comme fier d'un bon chien de chasse. J'imagine que ça veut dire qu'il est satisfait. J'ai beau me forcer, je n'arrive pas à penser jusqu'au bout, à terminer mes idées, ma tête me fait mal, je sens comme une barre de métal sous mon front; je suis détachée du monde, arrachée à lui et retenue par une force invisible, je lutte mais mes forces s'amenuisent, je ressens un vide, une distance entre ma chair et mon âme, les deux ne veulent pas se réunir, et je finis pas arrêter de lutter. Je me laisse aller, me laisse caresser et mouiller par les larmes de mère. Je ne sais plus si c'est que je n'arrive plus à réfléchir, ou que je m'y refuse, je ne comprends plus rien, les mots, les gestes et les décisions, les réactions m'échappent. Je serre mes bras et m'enfouit dans mère et père. Le seul sentiment que j'arrive à distinguer c'est le soulagement de les avoir contenter, et l'abandon le plus total en leur décision.
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Une vie déjà tracée
Historical FictionUne jeune fille; un manoir dans le Yorkshire, 1892. Son avenir se promet d'être radieux : elle est un excellent parti, et les prétendants sont plus riches les uns que les autres. Seulement, une destinée, ce n'est pas fait pour être écrit par vos par...