Par ce qu'on ne peut pas cesser d'avancer.

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Elle n'avait jamais donné son nom à Purroros et ne savait pas pourquoi mais il lui semblait essentiel de garder ce nom pour elle.
Comme un trésor.

Il ne lui restait rien de sa vie d'avant, même son corps n'était plus le sien alors son nom lui semblait être la dernière chose qu'il lui appartenait ou non de partager. Les lettres tournaient parfois dans son esprit et la voix de son père faisait écho.

Son père et son chat lui manquaient énormément mais son esprit vagabondait aussi parfois vers sa meilleure amie. Elle s'autorisait de plus en plus à penser à sa vie d'avant.
Cette vie lui manquait, elle se rendait réellement compte à quel point elle était jeune et aussi à quel point ça ne semblait avoir aucune sorte d'importance dans ce monde. Même son âge elle n'avait pas jugé bon de le donner, après tout, personne ne lui avait jamais demandé. Et à force de voir les jours défiler sans fin, elle se demandait parfois qui elle était vraiment.

Il ne restait plus que deux jours de voyage avant d'arriver à cette fameuse ville de naissance du Purrekos. La nuit allait bientôt tomber et le chat jouait du ukulélé avec un entrain qui, lui, sonnait faux. Quelque chose de louche devait encore se préparer. Si cette chute magique dans un monde paranormal avait bien servi à quelque chose, ça avait été d'aiguiser finement son instinct.

« J'ai quelque chose à te dire mon chaton. »

Elle le regarda fixement alors que son esprit était ailleurs.

« Je sais que tu as bien compris comment fonctionnait ce monde. Nous allons chercher de la nourriture dans ton monde, à l'aide de portails magiques.

- Viens-en à l'essentiel. Ça ne te ressemble pas de tourner autour du pot. »

Un silence lourd de sens s'abattit avant d'être brisé par une révélation qui l'anéantit.

« Tu ne pourras jamais rentrer chez toi. »

Elle ne prononça pas de mots mais ses yeux parlèrent pour elle : « pourquoi », criaient-ils silencieusement.

« Pour créer ces portails, il faut un nombre de ressources considérable et très difficile à obtenir. Seuls les membres de ce qu'on appelle la garde d'Eel peuvent les emprunter lors des missions de ravitaillement. Même si tu deviens un membre éminent de cette garde, comme tu es une faelienne terrienne, tu ne pourras jamais être assignée à cette mission. C'est sans espoir. »

Elle se renferma à l'intérieur d'elle-même sans plus écouter une parole. Se redressant sans même y réfléchir, la faelienne dirigea d'un pas lent vers la forêt. Rester seule devenait un besoin vital.
Appuyée sur le tronc massif d'un arbre, elle laissa tomber toutes les barrières qui protégeaient habituellement sa conscience et pleura à chaudes larmes. D'une certaine façon, Purroros lui avait envoyé un certain nombre d'avertissements pour la préparer à cette révélation mais elle avait été trop bornée pour les entendre. Maintenant qu'il n'y avait plus de place pour l'espoir, elle se sentait anéantie. Être tombée dans ce monde et n'avoir aucun but à poursuivre, c'était trop dur. Ce qui lui arrivait n'avait aucun sens, aucune logique et aucune finalité.

« Une des nôtres. C'est une sœur. »

Rouvrant les yeux en sursaut, la jeune femme se redressa, prête à bondir pour fuir s'il le fallait. Jetant des regards inquiets de droite à gauche, elle fut forcée de constater qu'il n'y avait rien nulle part. Un vent de panique la submergea en même temps qu'une avalanche de voix, répétant en cœur la même phrase.

« Une sœur dryade dans la forêt. »

Elle n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être une dryade. Reculant lentement, son dos percuta le tronc d'un grand arbre.

« Passe un serment avec nous ma sœur et nous te confierons notre force. »

Il lui était impossible de déterminer comment mais il était évident que la voix provenait de l'arbre contre lequel elle était adossée. Bégayante, elle bredouilla quelques mots.

« De quel serment vous parlez ?

- Le serment des dryades, ma sœur. Celui qui les engage à nous protéger en utilisant notre force. »

Apeurée, elle s'était enfuie pour retourner auprès de Purroros. Elle ne lui révéla rien de ce qui venait de lui arriver et se dissimula dans l'ombre du chariot, contre les créatures d'attelage au poil doux, qu'elle avait appris être des Crylasms. Ces lamas ailés aux cornes bleues et ouvragées étaient d'une endurance étonnante et possédaient l'étrange capacité d'apaiser ceux qui les côtoyaient de près. Ils se resserrèrent contre elle, lui permettant de s'endormir pour une nuit sans rêve.

Le félin tapota doucement son épaule pour lui annoncer un départ imminent. Grimpant dans la charrette, la jeune fille tapota le flanc des deux mammifères, les remerciant pour le réconfort nocturne. La soirée était bien avancée lorsqu'ils devinèrent au loin les murailles entourant la fameuse cité.

« Nous allons dormir à l'extérieur pour cette nuit. Nous pourrons entrer demain, à l'ouverture des portes. »

Muette, la faelienne se calfeutra à nouveau contre les grands animaux pour la nuit. Le son du ukulélé qui s'éleva peu après sonna comme un hymne de trahison. Il avait toujours su qu'elle ne pourrait pas rentrer chez elle mais il n'avait pas eu le courage de lui avouer dès le début. Quand bien même elle n'aurait pas été en capacité de le croire et le comprendre, il aurait au moins eu le mérite d'être honnête. Cette colère était le reflet de la confiance qu'elle avait fini par lui accorder malgré elle. Il avait été son seul point de repère durant tout ce temps, mais tout allait changer.

Les humains qui se trouvaient derrière ces murailles démentiraient sans doute ces allégations mensongères. C'était totalement impossible qu'il soit si facile de passer dans ce monde et si compliqué de retourner dans le sien. Quelqu'un quelque part devait forcément avoir une solution. Les humains devaient forcément être au courant.

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Le jour s'était levé depuis peu lorsqu'ils allèrent jusqu'aux portes de la ville. Deux gardes se tenaient à l'entrée, un air figé sur le visage. L'un d'entre eux grimpa dans le chariot et la fixa avec raideur.

« Vous me confirmez être une faelienne terrienne ? »

Elle soupira face à son ton protocolaire. Amusée à l'idée de lui agiter ses pieds sous le nez, elle décida néanmoins d'user d'un langage un peu plus conventionnel.

« Aucune idée, mais c'est ce que le chat me répète depuis des semaines. »

Il jeta un regard en biais au Purrekos qui lui souriait innocemment.

« Mettez ça. »

Un bracelet en maille de fer lui était tendu et elle l'enfila de mauvaise grâce.

« C'est bon maintenant ?

- Vous pouvez entrer oui. Mais, vous ne devez enlever ce bracelet sous aucun prétexte tant que vous n'êtes pas passée en commission. »

Il sauta hors du chariot et laissa le chemin libre à l'attelage pour s'avancer.
Un brouhaha joyeux résonnait dans cette ville aux couleurs chatoyantes, elle ne ressemblait en rien à celles qu'elle avait visité précédemment. Même les dernières, pourtant bien plus aisées, n'avaient rien d'aussi faste. La verdure était omniprésente un peu partout, certains jardins semblaient presque être des expositions d'œuvres d'arts. Purroros confia son chariot et ses Crylasms à un dompteur de fauve, elle ne comprit pas très bien en quoi les deux esquimovaures étaient des fauves mais le chat lui assura qu'ils seraient bien traités alors ça lui allait.

Ils traversèrent plusieurs quartiers marchands et, elle vit des êtres indéfinissables en une telle quantité qu'il lui était impossible de ressentir de la surprise face à un minotaure ou une femme translucide. La demoiselle remarqua néanmoins la présence de quelques autres Purrekos, qui jetèrent un regard sombre à celui qui l'accompagnait. Ce dernier, souriant fièrement, adressait quelques saluts de patte provocateurs à chacun d'entre eux.

Un grand escalier menait au quartier général de cette fameuse garde d'Eel. Ceux qui l'empêchaient de rentrer chez elle semblaient être la même entité que celle qui voulait la prendre en charge en tant que faelienne. Idée assez cruelle, être à la fois bienfaiteur et geôlier.

Gravissant les marches derrière le marchand, elle s'arrêta à nouveau devant de grandes portes. Purroros se mit à dialoguer de façon animée avec un nouveau garde, à l'allure plutôt classique, bien que portant une armure argentée. Accessoire pas du tout en vogue dans son propre monde. Ne les écoutant que d'une oreille distraite, elle ressentait chacun des regards posés sur ses membres inférieurs comme une agression. S'agenouillant sur le sol, elle entoura ses jambes de ses bras du mieux qu'elle le put. La discussion entre les deux interlocuteurs s'était arrêtée et le chat avait posé sa patte contre l'épaule de la jeune fille.

« Est-ce que ça va, mon chaton ?

- Je veux retourner dans le chariot. »

Elle ne voulait pas être exposée de cette manière au regard de tous. Elle se sentait comme un monstre de foire exposé au grand public pour la première fois.

« Tu n'as pas à avoir peur du regard des autres. Tu es comme nous. »

Cette dernière phrase était d'une violence pour la jeune fille que le félin gris ne pouvait concevoir.

« Je ne suis pas comme vous. »

Sa voix n'était qu'un murmure, au milieu de tous ces êtres si différents de ce qu'elle croyait être, elle n'avait plus la force d'affirmer son humanité. Le doute finissait par la vaincre et une question avait fini par émerger : Est-ce que son père savait quelque chose ? Peut-être ne le saurait elle jamais.

« Suivez-moi à l'intérieur. Je vais vous amener à l'astreinte d'accueil des faeliens terriens. »

Elle en avait assez d'entendre ce nom dans lequel elle ne se reconnaissait pas. Néanmoins, l'idée de retrouver d'autres humains lui donna la force de se relever. La jeune fille rencontra un membre de la garde dites « étincelante » qui semblait avoir un peu plus de galon que celui qui les avait accueillis. Donnant congé au félin, le gardien l'informa que l'entretien se déroulerait en tête à tête, dans un bureau à l'air austère. Il l'avait questionnée afin de comprendre si elle venait bien de l'autre monde et dépendait bien de la procédure spécifique de protection des faeliens terriens. Elle trouvait assez appréciable d'avoir un statut spécifique dans ce pays. Au moins, elle ne finirait pas dans la rue à mendier sa survie comme les habitants des bidonvilles en périphérie.

Cette protection incluait un certain nombre d'obligations pour le faelien en question. Il devait impérativement intégrer l'une des gardes d'Eel, ce qui signifiait clairement s'engager d'un point de vue militaire si besoin. S'astreindre aux mêmes limitations de nourriture que chacun des membres de la garde, ça allait de soi. Et pour finir, coopérer en répondant aux questionnements concernant la Terre. Sur ce dernier point, elle en était venue à se demander s'ils préparaient une attaque massive contre les siens, ce à quoi on lui avait répondu que toutes ces informations servaient uniquement à but informatif et à l'amélioration d'Eel.

Son questionnaire validé par le garde étincelant, elle fut conduite vers l'infirmerie pour une visite de routine. Une femme à la peau grisâtre et aux cheveux bleu pâle y officiait, elle plissa les yeux en remarquant ses oreilles pointues. Était-elle une elfe ?

« Je m'appelle Eweleïn. Je vais vous ausculter, si vous le voulez bien. »

Hochant vaguement la tête à la question, la jeune fille frissonna alors qu'une mèche de ses cheveux passait entre les doigts de l'être gracile. Les examens ressemblaient à s'y méprendre à ceux de son monde mais lorsque l'elfe arriva au niveau de ses genoux, elle rétracta ses jambes instinctivement. La faelienne ne voulait pas qu'on les regarde alors qu'elle-même avait encore du mal à les voir sans se sentir mal. C'était quelque chose de trop récent, trop incroyable pour qu'elle l'accepte au point de les montrer à une inconnue. L'écorce était montée jusqu'à ses genoux à présent et, rien n'indiquait que ça n'allait pas continuer plus haut, même si le phénomène semblait ralentir.

« Vous n'avez rien à craindre, je vais simplement regarder l'état de vos jambes pour évaluer où en est votre transformation. »

A vrai dire, cette dissimulation n'était que protectrice, ses pieds nus révélaient l'étendue des dégâts aussi sûrement qu'un nez rouge annonçait un clown. Dépliant prudemment ses membres, elle sursauta face à cette sensation lointaine et fraîche que les mains de la guérisseuse prodiguaient à son nouvel épiderme. C'était la première fois que quelqu'un la touchait, même elle n'osait qu'effleurer du bout des doigts cette écorce qui l'avait recouverte. Un sentiment rassurant l'avait envahie alors qu'elle se rendait compte qu'elle avait toujours des sensations humaines. D'autant plus que l'elfe ne semblait pas repoussée par cet aspect. Elle sentait les larmes lui brûler les yeux.

La visite terminée, elle entendit d'une oreille lointaine la race qu'on lui attribuait, celle des dryades. Nymphes de la forêt, comme le lui avaient annoncé les arbres. Voyant que la jeune fille commençait à décrocher, Eweleïn demanda à ce qu'on l'installe dans une chambre, quitte à poursuivre les procédures le lendemain. Une pièce lui fut attribuée dans un long corridor constellé de portes identiques. Impossible de lui donner le nom de chambre. L'aspect plus que minimaliste de l'endroit lui indiquait plutôt la dénomination de cellule ou de trou à rat. Épuisée, la jeune fille cessa cependant d'y penser alors qu'elle s'allongeait sur le matelas. Au moins, il ne sentait pas aussi mauvais qu'elle l'avait imaginé, juste un peu le renfermé.

Au lever du jour, quelqu'un toqua à sa porte, la tirant de ses songes emplis de voix lointaines et troubles. L'infirmière l'informa que sa transformation était presque achevée. Les traces d'écorce monteraient sans doute jusqu'à mi-cuisse, se dissipant de plus en plus pour se fondre avec la peau. Pas très enthousiaste, la jeune fille hocha la tête mollement avant d'être conduite à un nouvel interlocuteur. Elle fut de nouveau reçue par un membre de la garde étincelante, un homme à la peau de lézard qui lui fit froid dans le dos. Impossible de s'empêcher de penser que sa peau devait sembler aussi horrible et déformée que celle de cet homme. Alors qu'elle répondait à ses questions de façon brève et à peine articulée, au bout d'un quart d'heure, le gardien renonça et reporta l'entretien.
Les jambes ramenées contre son corps, elle en frôlait doucement l'écorce. Elle pouvait presque la sentir s'étendre insidieusement sur sa peau, se demandant si son épiderme de base subsistait sous le bois mais ne trouvant pas le courage d'en arracher pour vérifier sa théorie. De petits coups furent portés sur le battant de sa porte alors que des pas feutrés se firent entendre l'instant d'après. Purroros venait d'entrer un grand sourire aux lèvres.

« Comment se passent les formalités, mon chaton ?

- Je ne veux pas devenir un monstre de foire. »

Sa déclaration laissa le félin interdit quelques instants.

« Il n'y a aucune foire à Eel où tu pourrais être exposée comme un vulgaire animal. Tu fais partie de la grande famille des Faeries. »

Rageuse, elle se retourna vers lui, des sanglots dans la voix.

« J'ai déjà une famille ! Je n'ai pas besoin d'en avoir une autre ! »

Laissant à nouveau échapper ses larmes, elle pleura tout son soul.
Admettre qu'elle pouvait intégrer ce monde signifiait renoncer au moins partiellement au sien, ainsi qu'à l'idée de rentrer rapidement. Cette constatation était insoutenable. Elle savait qu'elle ne pourrait rien y faire, mais ne pouvait décemment pas l'accepter sans broncher. Et ce, malgré le temps qui s'était déjà écoulé.

« Plus tu mettras de temps à l'accepter, mon chaton, plus il te sera difficile de t'acclimater à cette nouvelle vie envers laquelle tu auras développé de la rancœur. »

Sur ces mots, le Purrekos poussa un soupir.

« Je vais reprendre la route aujourd'hui même. J'espère de tout cœur que tu arriveras à surmonter ta peine suffisamment pour aller de l'avant. N'hésites pas à demander conseil à mes cousins, ils t'aideront quand ton cœur aura besoin de réconfort félin. »

Manquant de mots, la jeune fille ne répondit rien, laissant le marchand repartir à sa vie de voyage. Il lui fallut pas moins de trois jours avant de sortir de son mutisme et faire de nouveau face à l'homme lézard. Durant son voyage, elle n'avait que très peu croisé de créatures hybrides entre humain et... créatures diverses. Mais à chaque fois, ça avait été d'une violence inouïe pour elle qui craignait de devenir comme eux. Le saurien la fixait avec compassion ou tout du moins, elle avait l'impression de déceler une certaine émotion non néfaste dans ses yeux aux pupilles verticales et acérées. Déglutissant, elle annonça être prête pour répondre à ce fameux questionnaire.

Quand les choses s'écorçent.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant