Partie 1

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Sophie

Au bord du paddock de détente, je regarde d'un air distrait les chevaux et les cavaliers s'échauffer. Pour la millième fois, je répète :

- Je te déteste Patrick.

Ce dernier me sourit avec son air paternel. Patrick du Chesnay était l'un des plus grands amis de mon père et à présent, le co-propriétaire du dernier champion de l'élevage de mon défunt père : Magnifique du Plesne. Le deuxième co-propriétaire étant l'unique enfant de son ami, c'est-à-dire moi-même. Je dois avouer pour la défense de Patrick que j'étais venue avec joie assister à ce concours de saut d'obstacle 3 étoiles à Nice. Ce Judas m'avait assuré avoir trouvé un nouveau cavalier pour Magnifique. Pendant deux ans, ce bel étalon alezan avait été confié à un cavalier espagnol : Juan de la Verda. Si leur progression avait été phénoménale la première année, le couple qu'il formait s'est vite dégradé. En cause les sautes d'humeur incessante du cavalier ibérique. Magnifique est un cheval talentueux mais sensible, peut être trop. Je dois avouer que c'est sûrement de ma faute, j'ai été sa première cavalière. Ainsi Patrick m'a assuré d'avoir trouvé le parfait cavalier pour Magnifique mais a refusé de me dire son nom en m'affirmant que les négociations étaient déjà bien avancées. Le cavalier était extrêmement intéressé et ma curiosité était piquée au vif. Dans la voiture nous conduisant de l'aéroport au terrain, j'avais avancé plusieurs noms et Patrick m'avait toujours répondu par la négative. Dès que nous avions rejoint le paddock, j'avais immédiatement compris le mauvais tour joué par ce traître. Le cavalier en question était Vincent Vanderberg, mon premier amour. Certains gardent un souvenir ému de leur premier émoi, moi je ne rêvais que de lui briser encore une fois le nez. Patrick me saisit le bras pour m'emmener dans les gradins VIP. L'épreuve va commencer. Plusieurs femmes regardent mon chevalier servant avec envie. Effectivement à 60 ans, il est encore très bel homme avec beaucoup de classe et de prestance. Cependant son cœur était pris depuis 25 ans par son compagnon Eric. Mon père et Patrick étaient amis depuis 30 ans, à l'époque il n'était pas évident d'être cavalier et homosexuel. Le milieu étant légèrement machiste.

- Sophie, Champagne ?

Je hoche simplement la tête en saisissant la coupe entre ses mains.

- Je te déteste.

- Je sais mais Magnifique lui me remerciera sûrement. Ne campe pas sur tes positions et souviens-toi où il a appris l'équitation.

Ça, je ne pouvais pas l'oublier. Cinq étés de suite, on a passé notre temps ensemble à progresser sous la houlette de mon père. Si je n'étais pas aussi têtue, je reconnaîtrais sûrement la logique de ce raisonnement. Le premier concurrent, un cavalier autrichien sur une jument baie entre en piste.

- Et pourquoi pas Léonore Austante ? Elle n'a plus de cheval de tête et je suis certaine que ça collerait.

Patrick esquisse une moue déçue.

- J'y avais pensé mais si elle n'a plus de cheval de tête, il y a une bonne raison. Elle est enceinte.

Je soupire. J'aime bien Léonore et dans le milieu du saut d'obstacle professionnel, je n'aime pas grand monde. Pourtant, j'avais grandi dans ce milieu. J'avais gravi les échelons un par un pour accéder à ces pistes auréolées d'étoiles et j'avais fini par me rendre compte que je ne le faisais pas pour moi. Lorsque mon cheval Apollon s'était blessé lors du championnat des jeunes cavaliers, j'avais enfin compris. C'était ma relation avec lui, la confiance qu'il m'accordait, la symbiose qui nous unissait qui m'exaltait et non la hauteur et la complexité des parcours. Lorsque je l'avais avoué à mon père, j'étais persuadée qu'il m'en voudrait alors qu'en fait, il m'avait pris dans ses bras en me disant que la chose merveilleuse dans l'équitation, c'est qu'il y en avait pour tous les goûts. Mon plaisir à moi c'est de construire un cheval de lui donner confiance en l'homme, de le valoriser et de le voir s'épanouir. C'est aussi de faire la même chose avec les cavaliers. Ma passion dans la vie, c'est celle-ci. Magnifique est le dernier poulain d'exception né chez nous. A la mort de mon père, nous avons arrêté de faire de l'élevage et nous sommes recentrés sur le centre équestre. Cependant, il reste le cheval dont je suis le plus fière car c'est le dernier lien qui me relie tangiblement à mon père. Les cavaliers défilent et j'observe les parcours d'un œil distrait. Nous n'assistons pas encore à la grosse épreuve, la plupart des cavaliers ont sorti leurs deuxièmes ou troisièmes chevaux de leur piquet pour leur faire prendre de l'expérience. Il y a de belles choses et de moins bonnes. Je tiens de mon père l'amour de la belle équitation : belles positions, l'application sur chaque abord d'obstacle, sur chaque foulée, la précision du tracé, le rythme. Pour la plupart, je trouve les parcours bâclés. Il y a un barrage intégré entre l'obstacle 10 et le 14. Le chronomètre s'enclenche après le passage du dixième obstacle. Pour mériter ce chronomètre, il faut déjà avoir fait un parcours sans faute, c'est-à-dire sans avoir fait tomber de barres d'obstacles et sans avoir commis de fautes : erreur de parcours ou désobéissance du cheval. Après les applaudissements de rigueur à la fin du parcours, des cris surexcités d'adolescentes retentissent. Vincent arrive sur la piste monté sur un grand hongre gris pommelé. Je me tourne vers Patrick :

Le pied à l'étrierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant