Regards

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Elle ferma les yeux une seconde, juste le temps de souffler entre deux sanglots ou peut-être deux, ou trois...elle ne saurait le dire.

Lorsqu'elle les rouvrit, elle était dans les escaliers de son lycée. Il ne restait que quelques marches à monter. La classe à laquelle elle devait se rendre ce matin était située au deuxième étage. Passé ces marches, elle devrait présenter son travail

D'un pas hésitant, elle avança sur l'estrade. Elle sentait les regards de ses camarades posés sur son elle.  Elle imaginait déjà leurs pensées. Ceux qui paraissaient distraits ne l'étaient pas réellement, c'est quand elle clignait des yeux que leurs yeux critiques s'abattaient sur elle. Il ne la regardaient pas elle, mais son corps, ils l'inspectaient,

"Trop maigre"; 

la menaçaient tacitement par leur jugements,

"Effrayante";

étaient  répugnés par sa simple existence,

"Elle me fait de la peine";

voyaient en elle de quoi se rassurer de leur condition médiocre

"Pitié, lancez-lui une part de gâteau";

ou un objet de railleries sinistres.

"Comment fait-elle pour tenir debout ? "

Et d'autres relayaient les pensées de son enveloppe maudite, les faisaient résonner dans sa tête

"On voit à peine ses os";

un encouragement sinistre, attirés par l'atrocité de ce qu'elle s'infligeait

" Bientôt magnifique";

cette fascination malsaine des Hommes pour connaître les limites de leur propre corps

" Elle se donne du mal, c'est bien!";

d'observer avec attention la chute du royaume, du vague terrain de jeu pathétique de l'âme,

" Si elle ne mange pas aujourd'hui, elle sera pure ";

âme souffrante et agonisante car manipulée par la maladie,

"Si elle se laisse faire et s'évanouit, c'est qu'elle n'est pas digne de sa maladie ."

qui s'adonne à ce manège masochiste contre nature.

Elle pris une grande inspiration, et commença son exposé, et dévoilait, les unes après les autres, les traditions culinaires des différents pays d'Europe. Ironique, peut être, mais du pain pour le peuple réjoui de voir le gladiateur seul dans l'arène, entouré de mille créatures plus menaçantes les unes que les autres.

Pourtant, elle aimait la cuisine, qui constituait un moment privilégié pour elle. Elle avait ce contrôle sur la nourriture qui lui provoquait une jouissance qu'elle ne trouvait nul part ailleurs, à la manière du combattant caressant le lion muselé avant le spectacle.

Elle changeait les diapositives au fur et à mesure, et se déplaçait sur l'estrade, de plus en plus détendue, presque libérée de ses pensées purulentes. Elle aimait l'anglais, bien qu'elle ne fut jamais très douée, elle aimait le fait d'apprendre à communiquer, de qualifier et de rechercher l'exactitude dans le langage, elle donnait, à chaque phrase, plus d'énergie à son propos, de vigueur à ses gestes.

Ainsi, elle sentit des picotements le long de son cou, de ses bras, et de sa poitrine, qui commencèrent discrets mais se firent insupportables en l'espace de quelques instants.

Elle avait chaud. Le stress et tout ce qu'elle portait pour cacher l'enveloppe étaient complices dans son malaise. Elle remonta les manches de son pull et sentit, de nouveau et immédiatement les regards se pencher vers elle, les regards maculaient ses petits bras faméliques qui arboraient encore de longues cicatrices encore rouges. Elle sourit en les voyant, elle les chérissait, mais elle était gênée en public. Ses cicatrices ne faisaient qu'attirer les gorgones. Le fixement pervers des yeux de ses camarades sur sa frêle carcasse fit revenir au galop ses complexes qui avaient presque disparus l'espace d'un instant. Le sifflement des serpents se rapprochait.

Elle abrégea sa présentation, ramassa son sac, et couru aux toilettes, maudissant chaque instant de sa présentation, tournant chaque mot, chaque  fraction de souvenir dans sa tête comme une bobine de film, et les sifflements, les serpents, les monstres de l'arène, elle les voyait tous, elle les entendait tous désormais. Elle tremblait et tentait de se ramener à la raison, de se conforter, en vain.

 De sa trousse elle pris sa paire de ciseaux et, d'un geste vif, fit souffrir sa peau une nouvelle fois. Peu tranchant, elle du s'y reprendre à plusieurs fois, grimaçant et gémissant sourdement.

Le sang finit par apparaitre, mais elle continua, malgré la douleur, malgré la laideur elle continua jusqu'à ce que son bras soit teinté de rouge, et elle ria.

Elle pouvait à nouveau respirer. Dans quelques instants, l'horreur de ce qu'elle s'était infligée allait la frapper, et la replonger dans son antre noire. Elle appréciait la morbide chaleur qui se répandait en elle. Elle souffla.

Machinalement elle entreprit de se dire qu'elle allait bien, qu'elle allait mieux, pour repousser encore la prise de conscience de ce qu'elle venait de s'infliger. De la torture insensée à laquelle elle s'adonnait.




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