Trajet

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Son sac au creux de l'avant-bras, ses écouteurs vissés dans ses oreilles et son téléphone à la mais, elle marchait.

La musique pop la rendait heureuse. Aussi, elle sélectionna donc une playlist qui la mettrait de bonne humeur. Ses amis lui répétaient sans cesse, elle n'avait aucune personnalité pour écouter de la musique faite à la vas-vite, conçue pour être consommée par des points dans la foule semblables à elle. Alors elle se disait qu'ils avaient raison. Par conséquent, si elle n'avait pas de personnalité, elle devait sauver les apparences. Littéralement.

Ce qui était beau était maigre, selon ses dires. Elle conservait dans sa tête, sur un papier et sur son téléphone l'évolution de son poids. Il n'avait cessé sa chute libre depuis son entrée au lycée, il y a quelques mois.

Ses talons frappaient le sol au rythme de ses pensées et de la musique. Ses yeux s'embuèrent lorsqu'elle vit l'appartement dans lequel le studio de son amant se trouvait. Elle n'avait pas marché dix minutes, et la voilà arrivée? Non, ça n'allait pas. Elle devait marcher plus.

Elle s'engagea dans une rue adjacente et changea de répertoire musical. Du classique, afin de se calmer les idées. A la fin du premier mouvement, elle ferma les yeux. L'air était frais, et il picotait le moindre de ses pores de son visage creusé par la faim et la fatigue. Elle passa les mains sur ses joues, et soupira. Ses mains rencontrèrent des os gelés. Elle aimait bien ça, en une certaine dimension. C'était pour elle la preuve de son "progrès". C'était une victoire.

Elle secoua la tête, comme un chien, et fit demi-tour. Elle ne marchait plus qu'au rythme de ses pensées, si rapidement, qu'elle en oubliait la musique. Si rapidement, qu'elle fit un faux-pas et tomba au sol.

Enfin, c'est ce qu'elle dit à son amant pour justifier son retard. Le sans domicile fixe qui errait dans cette même rue lui aurait dit qu'il avait vu un petit oiseau s'effondrer sans raison.

Au sol, elle ouvrit les yeux.Elle était dans une position inconfortable. Ses genoux étaient pliés en un angle improbable et des cailloux faisaient pression sur l'ossature saillante de ses bras.

Elle ne pouvait pas se relever. Elle n'en avait tout simplement pas la force. Elle refermait alors les yeux, laissa le froid s'emparer de son corps et se fit happer par la douceur de l'inconscience. Une fois de plus, la notion du temps lui échappa.

Elle voyait tout. Elle se voyait, heureuse. Elle voyait son père, ou plus précisément elle entendait ses paroles.

-Tu as toujours été un enfant normal et joyeux, mais un jour... Tu as simplement... décidé d'arrêter de manger... Et tu as trainé ta souffrance sur nous tous. C'est pour ça, que je m'en vais maintenant.

Elle voulait lui crier de revenir, de ne pas s'en aller, de ne pas partir sans elle. Il ne pouvais pas la laisser la, elle avait besoin de lui! Mais à ce moment, elle n'avait pas la force. Elle était à l'hôpital, ce jour là. Elle était sous sédatifs. Elle était encore et toujours impuissante.

Elle ouvrit les yeux en même temps qu'elle hurlait le nom de son père. Un joggeur passant par cette rue l'aida à se relever, l'air aussi surpris qu'elle.

Elle le remercia brièvement et avança vers son sac, d'un pas titubant. Elle avait sans doute l'air d'une prostituée complètement ivre, mais elle s'en fichait. Elle poussa un juron lorsqu'elle remarqua que celui-ci était presque vide. Son téléphone, sa montre, son collier et ses écouteurs avaient eux-aussi disparus. Elle avait heureusement caché ses clefs dans sa chaussure. Au moins, elle pouvait rentrer.

Une fois la centaine de mètre qui la séparait du studio franchie, elle sonna à l'interrupteur. Sa tête tourna.

Il lui ouvrit, sans prononcer un mot. Elle était tendue. Une goutte de sueur perlait sur son front. Des frissons partirent de sa nuque et firent trembler tout son corps lorsqu'il s'écarta pour la laisser entrer. Une voix, dans sa tête, lui suppliait de courir. Au lieu de ça, elle posa un pied de l'autre coté de la porte, avant d'y passer l'autre. Il la serra dans ses bras et elle se sentit comme une biche fixant les phares d'une voiture lui fonçant dessus.

Il appela l'ascenseur, toujours sans prononcer un mot. Ils se pressèrent dans l'étroite cabine et elle appuya sur le bouton commandant le dernier étage, le septième. A chaque légère secousse indiquant le changement de palier, elle imaginait une nouvelle image du pire qui pourrait lui arriver.

Quand l'ascenseur ouvrit ses portes, il sortit en premier, elle le suivit de près.

Il ouvrit la porte de chez lui et l'invita à entrer avec un bref sourire. Une fois à l'intérieur, la porte fermée, il lui retira son manteau qu'il posa sur un cintre. Elle se retourna vers lui, les yeux pleins d'espoir. Il lui déposa un léger baiser sur les lèvres avant de la contempler longuement.

Elle baissa les yeux et recula d'un pas. Elle commençait à avoir vraiment peur. Si elle les releva, c'est pour voir le poing de son amant s'abattre violemment sur sa joue.




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