Là où les hommes baissent les bras - 2 -

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 Tout était en nuances de bleu chez elle, songea Destuiz. Tout, sauf ses yeux sombres et ses lèvres délicatement maquillées en rouge. Il dégrafa sa cape, tira la chaise et s'installa. Vite, un sujet de conversation.

– Nous sommes arrivés par le même vol, me semble-t-il.

– C'est possible, répondit doucement Talwène en se penchant en arrière pour ne pas gêner la serveuse qui posait devant elle une tasse fumante et un plateau de galettes dorées agrémentées de fruits en salade.

– Tiens ! s'exclama l'employée en voyant Destuiz, vous avez muté en humain cette nuit ? C'était pour ça que vous étiez si malade !

Destuiz la regarda d'un air interdit, mais elle souriait innocemment. Il sourit à son tour.

– C'est un douloureux retour aux sources, répondit-il tristement.

– Bah, tant que vous n'êtes pas Terrastructeur à votre réveil, tout va pour le mieux ! Je vais vous servir un bon vanguard chaud, ça vous remettra de vos émotions...

– Merci, vous êtes bien aimable.

Talwène trempa ses lèvres dans le liquide mordoré, ses prunelles trahissant un soudain intérêt pour l'étrange personnage en face d'elle.

– Vous jouez admirablement de cet instrument, reprit Destuiz en indiquant du pouce le vieux piano.

La jeune femme se contenta de sourire, tout en attrapant un petit pain. Peut-être essayait-elle de le sonder.

– Pourquoi faites-vous tout cela ? demanda-t-elle finalement.

– Quoi donc ?

– Ces déguisements...

Destuiz se sentit rougir. Il jeta un regard nerveux à son costume de Commandeur et répondit avec un sourire gêné :

– Celui-là n'est pas un déguisement.

Ce fut au tour de Talwène de rougir et de se sentir honteuse. Elle se mordilla la lèvre, essayant de retenir un fou-rire. Destuiz s'émerveilla. Il avait réussi l'inespéré : faire rire la jeune femme.

– Excusez-moi, dit-elle finalement, sans réussir à retrouver son sérieux.

La serveuse revint avec le vanguard et un plateau de légumes variés.

– D'où venez-vous, Johan Destuiz ? demanda la représentante, sans se départir de son sourire.

– De Venturi.

– Tous les gens sont-ils comme vous sur Venturi ?

– Bien sûr que non...

– Parlez-moi de Venturi.

Destuiz se mit en devoir de décrire sa planète, les fermes volantes de Soubissa, Les Trolls Jongleurs des compagnies Gag-moutarde qui sillonnaient les routes. Il raconta en détail les journées "à l'envers" au ministère de l'agriculture et au conseil planétaire de Fartzella. Il se laissa emporter dans le récit d'une chasse au Dahut initiatique à laquelle il avait participé étant jeune. La pacitaine était toute attentive, son visage rayonnait. Destuiz devinait qu'elle riait silencieusement de ce qu'il racontait. Il se découvrit un véritable don pour narrer les anecdotes pittoresques.

Le personateur se mit à sonner. Destuiz aurait bien voulu l'ignorer, mais la sonnerie retentit de plus belle.

– Veuillez m'excuser. Ici Destuiz, répondit-il en reprenant son sérieux.

– Ici Angelis, de l'ambassade.

– Rebonjour, monsieur l'ambassadeur. Qu'y a-t-il ?

– J'ai reçu un message de Venturi à l'instant. Ils disent que le réacteur s'est emballé alors qu'ils essayaient de le débrancher.

Destuiz jeta un coup d'œil embarrassé à Talwène, qui venait de froncer les sourcils. L'ambassadeur reprit :

– J'ai fait des pieds et des mains pour vous trouver un pilote qui puisse vous reconduire à Venturi dans les plus brefs délais. Cela nous coûtera trois millions de plus. Vous devez maintenant vous débrouiller avec le reste et repartir dès que possible !

Le cœur de Destuiz se serra. L'univers s'arrêta un instant de tourner. Il hésita.

– Commandeur ?

– Oui, je suis toujours là...

Il y eut un soupir dans l'écouteur.

– Monsieur l'ambassadeur, il faut tenter d'évacuer la planète. Il me faudra au moins trois semaines pour rentrer !

– Nous ne pouvons rien faire : Venturi n'est pas affiliée à la Charte. Le C4 ne débloquera pas un écu pour nous sortir de là. Pour le Conseil, nous n'existons pas ! C'était le prix de la tranquillité... Le choix de nos ancêtres.

Il y eut un silence. Destuiz se trouvait bloqué hors du temps, au plus profond d'un repli hyperspatial.

– Bonne chance Johan ; faites vite.

Lorsqu'il reprit conscience de ce qui l'entourait, Talwène avait disparu. Le vanguard fumait toujours sous son nez. Un homme en livrée rouge et or de la compagnie Groom Service arriva près de lui.

– Monsieur Destuiz ?

Il se secoua.

– Un pli pour vous.

Une longue nuit stellaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant