Stairway to Heaven

2.9K 326 287
                                    

« Shrine of Christ Children Establishment - 6123 S Kenwood Ave, Chicago, Illinois »

Le trajet devrait me prendre trois-quarts d'heure, tout au plus. J'ai déjà mémorisé le parcours à pied, les deux bus à prendre et les 42 arrêts qu'ils desservent à eux deux. C'est loin d'être le trajet le plus direct et le plus rapide, mais pour tout vous dire, je n'ai aucune envie d'avoir à arpenter les ruelles sordides de Woodlawn. A Englewood, je connais la plupart des gros bras, et ma carte de visite « soeur d'Alan et Edgar O'Neill » me permet de me tirer de pas mal d'embrouilles. Mais dans le quartier de Woodlawn, mon petit cul blanc d'Irlandaise risque de m'attirer une sympathie masculine dont je me passerais bien. Là-bas comme ici, les gars traînent en bande, sont rarement cleans, la tête retournée par l'alcool et la meth, et je n'ai nullement envie d'entrer dans les statistiques déjà élevées des viols et autres agressions commises à Chicago.

Je déteste ne pas pouvoir être moi-même, ou du moins avoir ce sentiment que je ne peux pas être celle que je voudrais être si j'en avais envie. Une explication à mon charabia ? Je viens de piquer des fringues à mes frères : un sweat à capuche gris et une veste militaire kaki, les deux bien trop grands pour moi. Une casquette bleu marine de l'équipe des White Sox vient compléter ma tenue de camouflage. Voilà toute la liberté qu'une fille qui ne veut pas s'attirer d'emmerdes dispose dans les sales quartiers de Chicago. Et ça, ça me fait hurler ! 

Ça me fait hurler parce que cela donne raison aux discours moralisateurs et gerbants qui disent qu'une fille qui s'est faite violée l'a bien cherché en se trimballant en jupe ou avec un petit haut. Porter une jupe courte n'a jamais fait d'une femme une salope ou offert une invitation à être violée. Jamais ! Le problème ne vient pas des femmes, mais des hommes, bordel ! Ça me fait hurler parce que cela donne aux hommes un pouvoir et une domination sexiste sur nous. Et pire que tout, malgré mes revendications féministes, je m'y soumets. Je cache aujourd'hui ce que je suis ou pourrais être sous une tonne de fringues difformes.

Voir ma vie à travers ce genre de harcèlement entre grandement en ligne de compte dans mes envies de me barrer d'ici. Je suis certaine qu'il existe tout un tas d'endroits où les femmes ne sont pas jugées sur leur façon de s'habiller ou de se comporter. J'ai beau habiter dans une grande ville, j'ai parfois l'impression que la morale est pire que dans les petits bleds de campagne. J'ai même le sentiment révoltant que les politiciens et les forces de l'ordre ont plus vite fait d'axer leur prévention et leurs enquêtes sur le « comportement des femmes » que sur celui des agresseurs. Et il suffit de côtoyer les trois hommes avec lesquels je vis pour comprendre que je suis dans le vrai. Ils ont une vision de la femme qui me débecte, et putain, si on était deux siècles en arrière, je suis persuadée qu'ils me jetteraient dans un couvent !

Je ne suis pas une princesse dans l'âme, mais si aujourd'hui j'avais eu envie de porter une jolie robe à fleurs ou mettre mes formes en valeurs pour séduire l'homme à qui je m'apprête à rendre visite, ben je n'aurais pas pu. Et tout ça parce que je risque à tout moment de tomber sur une bande de connards qui ne savent pas tenir leurs mains dans leurs poches et leur queue dans leur pantalon ! 

Enfin bref, me voilà fagotée en mode intouchable, et la chemise de Goran sous le bras, je prends la route pour essayer de découvrir ce qui se cache derrière la belle gueule et le comportement bizarroïde de Charmant.

L'adresse où se trouve l'établissement pour enfants, mentionnée sur la facture, est tout proche de la grande université de Chicago. La réputation de cette dernière n'a d'égal que sa beauté. Je suis et resterai indéfiniment admirative face à ses bâtiments néogothiques, largement inspirés par ceux de Cambridge. Si les quelques 25 000 dollars de frais de scolarité annuels ne m'avaient pas définitivement claqué la porte au nez, j'aurais rêvé y décrocher un diplôme. 

Goran ( Sous contrat d'édition chez Black Ink Editions)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant