La quatrième catégorie [Jeff the killer]

Musique

Le tic tac stressant de l'horloge.
Ma feuille toujours blanche. Immaculée.

_ "Tu n'écris rien Immi ?

_ Je ne pense pas que nous ayons le niveau de proximité convenable à nous attribuer des surnoms, Jeff."

Froide. Dialogue en chuchotements.

- Bouh. Tu es vraiment mé-chan-te.

Enflure de première.
J'entreprends de me projeter dans cet univers de dopamine et hormones d'adolescents en chaleur, peine perdue pour la découverte d'idées tangibles.

Peu importe.

Je décide d'user d'expressions travaillées, espérant noyer les arguments de fond, ou du moins les faire paraître plus intelligents.

- Tu vas avoir une bonne note.

Son intervention, un constat.
La note dépassera facilement les 15, mais n'excellera pas.
Niveau " bien +", ou "médiocre excellence".
Une copie imparfaite, insupportable. Frustration sous la peau, ma mâchoire se contracte.

- Peut-être que le travail gagnerait en bon sens si tu t'inspirais d'œuvres en accord avec tes dires. "Vampire Diaries" me semble parfait pour illustrer ton argumentation.
Indispensable à la culture générale d'une jeune femme qui se respecte.

Son ton des plus sérieux, l'insulte latente.

- Jeff, au lieu d'embêter votre camarade, pourriez-vous réfléchir à vos propres idées sur le sujet ?
Notez de votre main gauche, cela suffira à vous occuper jusqu'à la fin de l'heure, je l'espère.

Main gauche ?
Un coin de mes lèvres s'étire, inconsciemment.
Contre toute attente, il se débrouille plutôt bien, presque ambidextre. Agile.

Je ne peux m'empêcher de jeter un œil sur le simulacre de plan qu'il commence à monter sous le regard pesant de l'enseignant.

- Ingénieux, bien plus que moi.
Tu as opteras pour "Twilight" de ton côté ? Insiste sur la complexité d'un triangle amoureux loup/humain/vampire. Travail de cette problématique indispensable pour tout bon jeune homme qui se respecte.

Pause, mes yeux dans les siens.
J'ouvre encore la bouche, la rancune facile.

- Tu vas avoir une bonne note.

Son rire léger, le mien en raisonnance. La fin de l'heure en un silence agréable.

///
Mardi, 14h00.

Je pousse la porte du club échec, la responsable me salue, s'apprête à engager une conversation. Jane.

- Bonjour Imminence.

Salutation renvoyée par un mouvement de tête. Je remarque les cernes trop prononcés de la trentenaire.

- Les dates des prochains tournois sont affichés. Tu ne veux vraiment pas viser plus haut que le régional ?

- Je n'ai pas assez de temps à accorder aux échecs, la faute aux études.

Typique de la bonne élève. J'enchaîne aussitôt.

- Tu m'as l'air fatiguée, tout va bien ?

Mes traits conciliants, en apparence détendus. Je perçois son hésitation.

- Tu as écouté la radio ce matin ? L'affaire de l'enlèvement de cette petite fille ?

- Annabelle ? En effet. C'est affreux.

Affreux sûrement, et étrangement pas dans les habitudes de l'assassin. Il préférait jusqu'ici les bains de sang aux enlèvements. 

- Je la connaissais par le biais d'une voisine, et m'étais liée d'amitié avec ses parents. Il me charge de sa garde depuis qu'elle a sept ans. Je leur avais promis de lui apprendre à jouer aux échecs pendant l'été.

Ses yeux s'embuent, rougissent, elle ne semble pas avoir terminé.

- Elle pleurait souvent parce qu'elle n'avait pas de portables comme ses aînés, et étant fatiguée de la voir ainsi, je lui ai donné un vieux talkie-walkie pour qu'elle puisse m'appeler quand elle veut.

Je soupire, commençant à faire le lien avec les récents événements. Déçue qu'une stratège telle que Jane adresse à sa plus vieille élève une confidence aussi grave.

- Et hier soir, elle...

Elle hoquète, tremblante.

- Le talkie Walkie n'arrêtait pas d'être mis en route hier soir.
J'en ai parlé aux autorités, l'appareil est trop ancien pour être tracé. C'était de la musique.

Jane commence à chantonner, d'une voix éraillée par l'émotion.

- "London bridge is falling down... Falling d..."

Elle s'interrompt, s'étrangle dans ses pleurs.

- Jane, vous devriez vous reposer. Restez à l'infirmerie, et parlez autour de vous de ce que vous avez vécu.

Réplique accompagnée d'une main sur son épaule, et d'autres paroles réconfortantes.

Sonnerie.

Je m'excuse et elle me remercie chaleureusement.
J'ai la gorge sèche, les idées engourdies par la nouvelle information. Inattendue, intrigante.

Et cette chanson en boucle, bourdonnante inlassablement aux oreilles.
- " London Bridge is falling down, my fair lady..."
Je fredonne, ma voix presque inaudible.

Fracas.

Je me tourne vers la source de bruit. L'équerre en fer de mon voisin sur le sol.

Ses pupilles en confrontation aux miennes rétrécissent, signe de mensonge ou d'effort intellectuel important.

Il ne ramasse pas l'instrument métallique. Sa voix étrangement hésitante, aggravant ma totale incompréhension.

- C'est une très belle chanson, Imminence.