Chapitre premier (partie V)

132 24 41
                                    


C'est à l'est, dans les profondeurs oubliées de la Forêt-Noire, en plein cœur d'une île perdue de la mer Orientale – qui avec la tradition, adopta le même nom –, non loin du continent désertique Arkemn'ul, que le Démon remplit de sang la coupe de son Empereur, tandis que les humains festoyaient, oblitérant le Mal et ses séides.

Le serviteur avait mis longtemps à trouver ce que son souverain aimait particulièrement : le sang d'une vierge ! Il en avait déniché tout un groupe se baignant dans un lac, non loin d'ici, entièrement nues. Les filles s'étaient amusées à se jeter de l'eau, à se bousculer et à nager à la lueur du soleil réchauffant, aussi innocentes que des nourrissons. Son esprit pervers, inné par sa nature, ne l'avait guère empêché de regarder sous toute mesure le corps de ces femmes aussi belles que des déesses. S'il s'était écouté, il en aurait violé deux ou trois, et aurait tué les autres par la suite pour s'amuser. Mais pour son Empereur, il était prêt à laisser libre cours à ses pulsions sexuelles pour plus tard. Après tout, l'une d'entre elles l'attendait dans son alcôve.

Il regarda son Empereur vider la coupe de sang avec délice. Il se lécha les lèvres et huma le liquide odoriférant émanant du cadavre de la vierge couchée au pied de son trône d'onyx. Il tendit une main squelettique vers son serviteur, qui vida la cruche. L'Empereur éclusa derechef sa coupe et se pourlécha les lèvres en grognant de plaisir.

— Encore ! ordonna-t-il d'une voix ferme et rauque.

Le Démon sortit un couteau de sa tunique noire et trancha la jugulaire de la vierge. Il récupéra le sang coulant et remplit la coupe du souverain.

— Merci, Apolyon !

— À votre service, Seigneur Adramalech.

Adramalech, Empereur des Démons et du Mal, but tout le contenu de la cruche de son serviteur qu'il vida peu à peu après chaque longue goulée.

— Il m'en faut d'autre ! Mais j'ai envie de quelque chose de nouveau. D'un sang beaucoup plus pur. Qu'en dis-tu ?

— Quel sang peut être plus pur que celui d'une vierge, Seigneur ?

— Le nom d'Adionée te dit-il quelque chose, Apolyon ?

— Oui, Seigneur. Pour les mortels, c'est la déesse des Enfants et des Nourrissons, reine des dieux. Voudriez-vous que je vous apporte... du sang de bébé ?

— Exactement, Apolyon ! Je veux du sang de nourrisson. Il n'existe guère plus pur nectar que le sang d'un nouveau-né. Trouve-moi-en, au moins deux, que je puisse goûter à ma guise ce doux breuvage.

Apolyon hocha la tête et fit une révérence.

— Combien de temps ai-je ?

— Je te laisse jusqu'au faîte de la nuit. Reviens vite. Et je t'enseignerai ce que tu souhaites. Trouve-moi deux nourrissons, et tes rêves deviendront réalité.

Apolyon étira un sourire monstrueux, dévoilant des crocs pointus, à même de découper n'importe quelle chair. Il avait réussi à enlever deux vierges aux yeux de tous, alors deux brailleurs ne devraient lui poser aucun problème.

Il se retourna, salua une dernière fois son Empereur d'une révérence et se dématérialisa dans une ombre à l'extérieur de la Forêt-Noire. Il déploya ses ailes, semblables à celles d'une chauve-souris, et s'envola vers l'un des villages de l'île la plus proche, à une demi-lieue à l'est.

Il ne dut guère attendre longtemps avant de trouver ce qu'il cherchait. Il avait deux heures devant lui, mais n'en aurait même pas besoin. Adramalech lui demandait beaucoup, accumulait les handicaps dans ses requêtes, mais Apolyon était à son service. Il l'aimait plus que tout, comme un père, ce qu'il était presque : selon la légende, l'immortel Empereur était le créateur de tous les Démons qui peuplaient le monde.

Survolant le village, il s'arrêta au-dessus d'une maisonnette au toit tuilé, dont la cheminée de briques renardait une légère fumée blanchâtre. Il perçut l'aura du bébé dans une chambre à l'étage, non loin de deux adultes – un homme et une femme. Se transformant en ombre, il se faufila à travers l'une des fenêtres les plus proches. Du corps qui lui servait d'enveloppe charnelle parmi les humains – un bel homme filiforme aux longs cheveux et aux yeux noirs –, il avança dans la pièce et grimpa les escaliers. Il avait déjà dégainé son coutelas à sa ceinture. Les deux humains n'eurent même pas le temps de crier : la lame leur trancha finement la gorge. Le bébé pleura de profonds sanglots, se tortilla dans son berceau, comme au fait de ce qui venait de se passer. Apolyon lui jeta un bref regard. Il détestait les humains, d'autant plus ces misérables cafards qu'étaient les bambins. Le nourrisson continuait de pleurer à chaudes larmes.

— Ferme-la !

Le moutard ne lui obéit pas, et pleura plus fort encore. Apolyon posa un doigt sur son minuscule front et usa de son pouvoir noir. Le bébé étrécit ses yeux et s'endormit, comme si de rien n'était. Apolyon le serra dans ses bras, ouvrit l'une des fenêtres et s'envola.

Il trouva rapidement le second petit pleurnichard, à l'autre bout du village, tua ses parents sans leur laisser une seule seconde pour comprendre ce qui se passait, et revint, avec ses deux butins joufflus, à la demeure de son Empereur. Il lui avait à peine fallu une heure pour accomplir sa tâche.

— Seigneur, voici le sang le plus pur !

Il posa les deux bébés endormis devant l'Empereur. Ce dernier se leva, dans une tunique noire cachant l'intégralité de son être, et caressa du bout de son doigt squelettique leurs visages mafflus.

— Quelles merveilles ! (Il renifla l'odeur.) Je hume déjà la senteur exquise de leur sang...

Une lame apparut dans sa main, au manche complètement noir. Apolyon, l'esprit aussi sombre que la forêt où son Empereur avait élu refuge bien des années jadis, regarda ce dernier réaliser sa macabre besogne. Le sang coula rapidement, dans un silence pesant. L'Empereur but longuement, vida sa coupe à plusieurs reprises et étira un fin sourire béat.

— Quel délice !

Apolyon aurait aussi aimé goûter, mais Adramalech ne lui en laissa pas l'occasion. Après tout, l'Empereur se montrait toujours égoïste.

— Je suis fier de toi, Apolyon. Tu as été si rapide. Comme promis, je t'apprendrai ce que tu désires.

— Je veux être en mesure de posséder les humains, Seigneur, comme vous le faites si bien. Je vous en prie !

— Soit. Reviens ce soir. Lorsque minuit sera, viens me retrouver ici. J'aurai une récompense pour ta loyauté.

Apolyon le remercia et se retira dans son alcôve en le saluant. Il y pénétra rapidement. La blonde vierge qu'il avait enlevée pour son bon plaisir était couchée sur le sol, inerte, du sang séché tachant ses lèvres.

Il s'approcha d'elle. Avant qu'il n'eût pu la toucher, elle se réveilla et poussa un hurlement en découvrant son apparence de Démon. Dépourvu de cheveux, son crâne était lisse et rond comme une pierre polie. Ses yeux étaient d'un rouge sang, tout comme ses lèvres et sa langue bifide. Sa peau était d'un gris terne, plissée en de multiples endroits. Ses doigts étaient terminés par de longues griffes, tout comme ses pieds, et ses ailes se déployaient dans son dos. Dans le but qui était sien, il reprit sa forme humaine.

— Pitié ! hurla-t-elle.

— Tais-toi, pucelle !

Elle reçut un violent coup de poing dans la mâchoire. Apolyon serra fortement sa bouche entre ses longs doigts fins et la souleva du sol, comme s'il s'était agi d'une vulgaire plume.

Je vais te violer ! Durement... Sauvagement... Longuement... Puis je te tuerai, et je me repaîtrai de ta chair et de ton sang..., siffla-t-il d'une voix dévorée par ses pouvoirs obscurs.

La force employée eut l'effet escompté : la peur fit trembler chaque parcelle du corps de la jouvencelle, au plaisir malsain du Démon.

Il appuya sur sa gorge pour étouffer le cri qui allait s'en échapper, puis la jeta violemment sur le sol et la défit de ses vêtements d'un geste.

Ne se répercutèrent alors plus que les cris de douleur et de terreur de la vierge... qui n'en était définitivement plus une.


Fin du chapitre premier

Les Trois Gardes, Tome I : Les Prémices du Mal [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant