Chapitre 4 (partie II - Humains)

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Carloman ne cessa de courir uniquement lorsqu'il eut atteint l'un des nombreux petits étangs bordant le chemin dans lequel il se fut engagé. Il s'éloignait aussi bien du Réfectoire des Chevaliers que de l'enceinte privée en elle-même. Essoufflé, de sombres perles salées se frayaient un chemin le long de ses joues. Il étouffa un sanglot et se morigéna sévèrement. Pourquoi avait-il parlé ainsi à son meilleur ami, son frère ? Bien évidemment, il s'en voulait furieusement, et pourtant il ne parvenait à faire demi-tour et s'excuser – la fierté d'un futur Chevalier-Mage avant tout. Le visage d'Aurore illumina ses souvenirs et une tendresse mêlée d'une certaine colère l'accabla.

Son regard se porta sur la surface de l'eau, où un poisson aux écailles argentées vint briser l'immobilité du moment. Sur les ondes se reflétaient la lune, pleine, ainsi que les étoiles, en une douce poésie céleste. Carloman s'agenouilla et calma sa respiration, tout en pesant la valeur véridique de ses mots – et le moins qu'il pût en conclure fut qu'il n'avait guère tort.

Tout le monde n'avait d'yeux que pour Phœbus dit le Radieux, ce garçon aux iris d'une couleur incroyable, par moments à l'instar d'un coucher de soleil, d'autres aussi brillants que l'astre diurne lui-même. Sa puissance magique, elle, comme chacun sensible à cette énergie surnaturelle fût à même de la ressentir, était incroyable. Au fond, Carloman n'était qu'un écuyer d'un Chevalier des plus banals comparé à son ami, perdu au milieu de la multitude de ses autres frères d'armes. En vérité, sa seule différence s'illustrait en son âge tout proche de l'adoubement, que les élèves chérissaient tant !

Pourquoi ? Pourquoi ne puis-je avoir ce que je désire ? Le visage contrit de Phœbus fit à son tour place dans son esprit. Pourquoi es-tu si puissant ? si différent ? Pourquoi ton affinité avec la Magie est-elle plus intense que la mienne ? Pourtant, ton apprentissage ne débuta que bien après moi... C'est injuste ! Par tous les dieux, je t'aime, autant que je puis te détester, mon frère...

La jalousie dévora son être.

Alors il se perdit dans les souvenirs de sa vie avant qu'il ne devienne écuyer d'un Chevalier-Mage...

... là où la jalousie avait été bien la pire de ses némésis !


Mère disait souvent que ma venue au monde avait été la plus facile des quatre. J'avais deux grands frères, Guillaume et Yvan, qui étaient nés quatre et six ans avant moi. Il paraît que c'étaient de gros bébés, que Mère avait souffert comme jamais elle n'avait souffert de toute sa vie. Plus tard, cinq ans après ma naissance, est venue ma petite sœur, Ignès. On me disait également que je ressemblais beaucoup à mon père, avec mes joues rondes que mes proches me pinçaient souvent en riant, mais que j'avais les yeux bruns et le nez ciselé de ma mère. Guillaume et Yvan étaient les portraits crachés de Père ; Ignès ressemblait beaucoup à notre grand-mère maternelle, que nous, les autres petits-enfants, n'avons jamais connu.

Mes frères et moi ne nous entendions jamais, car, à bien des égards, nous étions différents. J'étais féru de savoir, adorais apprendre, tandis que mes frères, à l'instar de mon père, n'avaient d'yeux que pour le travail à la main, celui qui, d'après eux, était la seule valeur sûre d'un avenir prospère pour un homme et sa famille. Je trouvais du réconfort en ma mère, qui comme moi adorait se plonger dans les livres, des ouvrages vieux comme le monde qui nous offraient les savoirs universels des six continents réunis. Plus que tout, Mère aimait la Philosophie ; je me passionnais pour l'Histoire et la Géographie. Je m'étais très tôt fait la promesse de devenir l'homme le plus instruit de ma génération et de pourquoi pas devenir à mon tour historien et géographe, parcourir toutes les terres, même la lointaine banquise septentrionale, et narrer et détailler tout ce que je pourrais voir. Peut-être même deviendrais-je professeur dans les plus prestigieuses académies pour garçons d'Ishvard. La chance devait donc me sourire, ainsi qu'indéniablement la fortune. Mère et moi en discutions alors que j'atteignais mes douze ans et que je commençais à vouloir prendre mon destin en main. Elle me répondait alors que je devrais auparavant apprendre le travail manuel, pour cultiver suffisamment de connaissances dans tous les domaines et travailler plus tard quelques années afin d'économiser suffisamment d'argent et payer mes frais – exorbitants ! – académiques.

Les Trois Gardes, Tome I : Les Prémices du Mal [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant