Chapitre 37 : Le Sacrifice

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   Les larmes coulent le long de mon visage tandis que mon père me serre encore plus fort contre lui. J'ai l'impression que ça fait une éternité que je n'avais pas ressenti une telle sensation. Peut-être est-ce la présence paternelle que je n'ai jamais eue ? J'ai l'impression qu'un orage accompagné d'une pluie torrentielle me brise en mille morceaux.

   Je me décale de moi-même, puis mon père me regarde droit dans les yeux, les siens étant embués de larmes. Je ne l'ai jamais vu comme ça depuis que je le connais.

   - Je t'aime, dit-il simplement. Je t'ai toujours aimé.

   - Moi aussi je t'aime, papa.

   Appeler Jared comme ça me fait bizarre, mais c'est la vérité. Il est mon père et je crois que ça lui fait chaud au cœur étant donné son sourire forcé et la lueur dans son regard. Je reporte le mien sur la seringue à côté de moi. Comme ça, on dirait de l'eau vu que c'est un liquide transparent. Comme quoi les apparences sont trompeuses...

   Mon père ne me fait aucun signe m'intimidant de renoncer cette fois-ci, mais aucun me signifiant de me lancer non plus. Je prends la seringue d'une main tremblante et fixe l'aiguille avec intensité. Je vérifie pour la énième fois la quantité : un gramme. Pile la dose qui permettra au produit de se diffuser dans mon corps en quelques secondes et stopper mes battements de cœur.

   - Je... ai-je bafouillé. Je devrais peut-être m'en injecter un peu plus... histoire que...

   - Ça va, me coupe mon père. Tu as la bonne dose pour être certain d'en finir. Alors n'en rajoute pas s'il te plaît.

   Je souffle, faisant couler une larme de plus sur mon visage devenu pâle. Je remonte un peu plus la manche courte de mon T-shirt trempé de sueur et observe longuement mes veines. Elles ont toujours été très apparentes, une chose utile pour les hospitalisations. Pas besoin de souffrir dix fois plus le temps que le médecin pique un peu partout pour trouver la veine...

   Je reporte mon regard sur la seringue. Je ne sais même pas si elle est stérilisée. Enfin, je m'en fous un peu. Quand je ne serais plus là pour en parler d'ici cinq minutes, cela importera peu. Les larmes qui s'étaient à peu près calmées jusque là reviennent soudainement au moment où je réalise que c'est vraiment la fin. Je n'avais pas vraiment réussi à m'en rendre compte, sans savoir pourquoi.

   Mon cerveau n'arrivait pas à analyser la situation, je crois. J'ai su que me sacrifier serait la seule solution il y a peu de temps... Je n'ai pas eu le temps de me rendre compte de ma propre fin. La fin de ma vie.

   Petits, arrivés à un âge où l'on prend conscience de la mort, on se demande tous ce qu'il peut bien y avoir après. Pour être honnête, je commence à me le redemander maintenant, chose qui ne m'avait pas vraiment intéressé auparavant. Mais étant si proche de la mort, j'aurai bien voulu savoir... La vie s'arrête-t-elle vraiment après la mort ? Ou la mort est-elle en fait le début d'une autre vie. Une vie différente, dans un monde différent, une manière de vivre différente ? Ou la même chose tout simplement mais dans un autre corps ? La réincarnation est-elle vraie ? Ou la mort telle que nous en parlons n'est-elle seulement synonyme de fin et rien d'autre...?

   J'approche la seringue de mon bras, hésite une bonne minute sans que mon père ne dise rien, puis pose l'aiguille froide sur ma peau.

   - Après tout ça, ai-je déclaré, je ne veux pas d'enterrement, d'accord ?

   Je soutiens le regard de mon père qui semble au bord du gouffre.

   - Je veux que vous me fassiez brûler sur un magnifique bûcher. Et ensuite, je veux que vous fassiez une grande fête pour avoir sauvé le monde. Tu peux... tu peux organiser ça pour moi ?

   Mon père hoche péniblement la tête après une brève attente.

   - C'est le moment, ai-je lâché en lançant un regard froid aux Damnés, toujours aussi déterminés. 

   Jared ne dit rien, mais je vois très bien qu'il en a gros sur le cœur. J'ai peine à croire que ma vie, du moins le semblant de vie normale que j'ai eu jusque là, va s'achever. Mais je dois le faire. Un sacrifice pour sauver des milliers d'innocents.

   J'enfonce l'aiguille dans ma peau en réprimant une grimace et m'arrête lorsque je sens le contact entre ma veine et celle-ci. Je pose mon index sur le piston et attend. Les secondes passent tandis que je reste paralysé. Une partie de mon cerveau m'incite à le faire, l'autre s'oppose à ma décision. Mais le temps nous est compté, et bientôt il sera trop tard. Alors j'arrête de réfléchir, je ne laisse plus le choix à mon esprit de lutter contre ma décision et pousse le piston, laissant le liquide mortel s'immiscer en moi.

   Mon père fait un mouvement en avant et se ravise, conscient que ce simple réflexe ne sert plus à rien. Je retire ensuite l'aiguille et jette la seringue qui vient se briser au sol. Puis, conscient qu'aucun retour n'est possible et que je viens de signer ma mort pour de bon, je pose les mains sur la table, et attends.

   Je fixe mon père qui pleure maintenant toutes les larmes de son corps, s'étant rendu compte de ce que je venais de faire. De l'inéluctabilité de mon action. Quant à moi, je ne pleure plus. Je sais désormais ce que j'ai fait, et ce que ça va donner. Je sens même le produit qui me brûle tout le bras, et puis tout le corps. Je sens tous mes organes se contracter en moi, se resserrer, ils tentent de résister... Mais quand le chlorure de potassium finit par atteindre mon cœur, je n'arrive plus à inspirer d'air, une douleur lancinante se diffusant dans ma poitrine.

   Je lâche la table, suffocant, et mon père vient me rattraper, en larmes.

   - Je suis désolé, dit-il entre deux sanglots. Je suis désolé...

   Ma vue devient floue, puis des mouvements au départ indiscernables derrière la baie vitrée de la salle vide d'à côté me font relever la tête. Je vois des formes accourir vers la vitre et pense d'abord à des Damnés.

   - Tout va bien, me rassure Jared en posant une main sur mon cœur.  

   Mais non, ce ne sont pas des Damnés. A travers la vitre, je vois le visage de Thalia, apeurée, m'apparaître comme par enchantement, comme si elle me voyait mourir. Réalité ? Hallucination ? Je n'en sais rien puisqu'à ce moment-là, une lumière blanche vient m'aveugler tandis que mes poumons se contractent, et mon cœur avec. Celui-ci manque un battement, puis rebat deux fois. Je sens les coups résonner dans ma poitrine. Nouveau battement en moins. Puis trois autres coups. Je me sens partir. Mes poumons explosent en moi et expirent le peu d'air qui leur restait.

   Mon cœur bat à deux reprises, puis manque un battement. Il lutte lui aussi, il bat soudain de plus en plus rapidement, puis se contracte. Je tente d'inspirer de l'air, mais plus rien ne veut rentrer. Je ne me débats pas, je n'en ai pas la force. Mon cœur se comprime à nouveau, puis stoppe toute opposition au produit mortel. Je ne vois plus qu'une lumière blanche aveuglante, puis je m'éteint dans les bras de mon père.

   Je ne ressens plus rien. Plus de sentiment, plus d'émotion, plus de douleur. Toute vie en moi s'est éteinte, mon corps se relâche...

   Puis plus rien.


Bloodshed Tome 2 : SacrificeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant