IV - Virage de trop

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IV

Je roule, sous la nuit noire, avec comme seul éclairage les phares de ma voiture lugubre, chargée de tristesse et de désespoir. Destination échec, je roule à tout allure sans penser à rien. Les guitares, basses, batteries sur-vitaminées et chants éraillés qui emplissent l'espace vide de ma voiture circulent et me traversent comme si je n'étais qu'un fantôme. Les arbres défilent, les champs me dépassent, quelques véhicules m'éblouissent et je m'agrippe nerveusement à mon volant.

Je sens les aspérités de la route, la vibration du volant, de la pédale d'accélération, j'entends le bruit du moteur qui rugit, et j'avance, comme jamais je n'ai avancé, j'enchaine les virages et les lignes droites, au fur et à mesure que la musique hurle dans mes hauts-parleurs, je sens mon cœur se serrer encore et encore, pris dans une poigne de fer, il diffuse son sang noir dans tout mon corps, de mes pieds à mon cerveau, mes yeux deviennent noir et je ne vois plus que mon mal-être, j'oublie tout. J'oublie ce que je vaux, l'image que j'ai de moi, mes amis, ma famille, il n'y a plus que moi, et la route.

Dans un virage serré me vient une idée, pendant quelques millièmes de secondes j'y pense, encore et encore. Et si je ne tournais pas ? Et si je décidais de foncer dans ce précipice, ce vide, ce même vide qui constitue mon cœur et mon regard. Je n'en peux plus, je ne supporte plus ça, sentir toute cette douleur, cette tristesse, et m'angoisser car je ne peux pas m'en débarrasser. Ce mal, cette noirceur que je ne peux pas éviter, à laquelle je ne peux plus échapper. Puis après tout, ça ne serait repris que comme un bête et tragique incident de la route, on dira sûrement « encore un jeune ivre au volant », et personne n'en saurait rien, parce que quelque part, c'est ça ma vie, personne n'en sait rien, alors finir comme on a commencé... Ne serait-ce finalement pas une belle fin ?

Alors je ne tourne pas, je fonce droit devant moi, je passe du goudron à la terre au vide. La voiture décolle puis s'écrase à terre comme la réalité sur ma vie, je glisse et fait plusieurs tonneaux, la musique toujours à fond dans mon cercueil, je vois ma vie défiler devant mes yeux. Les mauvais comme les bons moments apparaissent, et je me sens trop bête de voir tous ces bons moments une fois la chute enclenchée et le pied sur le pas des portes de l'Enfer.

On en parlera quelques jours dans les journaux, ça sera une façon de critiquer ouvertement les gens de qui nous ne parlions que de dos, ça sera une occasion pour critiquer la jeunesse, ça sera une occasion de critiquer les fabricants de voiture, et personne ne soupçonnera rien. Finalement, ce n'était rien, encore un fait divers, une habitude. La mort est tellement présente dans notre univers qu'elle ne procure rien. Finalement, elle est comme moi, elle n'est rien.

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