Chapitre 4. Vous!

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L'enseigne du magasin devant lequel je m'étais arrêtée indiquait «Joue ta vie!».

Je trouvai le nom significatif, bien que légèrement trop symbolique, et ne perdis pas plus de temps en vaines circonvolutions pour retarder l'échéance. Je sentais au plus profond de moi-même que je devais agir en suivant mon instinct, alors c'est ce que je fis.

Je n'accordai qu'un vague coup d'œil à la devanture vitrée de la boutique, gravis les quelques marches de pierre blonde permettant d'accéder au seuil et poussai la porte carillonnante d'un geste brusque afin de pénétrer au plus vite à l'intérieur, sans jamais cesser de respirer de manière régulière, calmement et modérément.

Dès le seuil franchi, le temps se figea. J'étais entourée d'instruments en libre service, de libre accès, principalement des guitares et des violons. C'était spacieux, et très lumineux, grâce à de larges fenêtres percées à même les murs, eux-mêmes recouverts d'affiches ventant les mérites de groupes inconnus et de produits divers. Un comptoir d'accueil me faisait directement face, derrière lequel trônait un fauteuil de cuir à l'aspect confortable, malheureusement vide. Personne n'était présent pour m'accueillir, ce qui me surprit légèrement et m'agaça outre-mesure. Où était passé la courtoisie légendaire de l'hôte anglais?

Le sol était en parquet ciré, d'un beige tirant sur le blanc, et il grinça faiblement lorsque je m'avançai de nouveau. Je fouillai l'immense pièce principale des yeux, remarquant au passage les innombrables étales surchargées de CDs, de partitions et d'accessoires en tout genre, les vitrines en verre protégeant les flûtes, les boxes contenant la marchandise ouverts aux visiteurs, l'escalier en bois verni qui faisait l'angle à ma gauche et qui grimpait à l'étage, les spots blanchâtres au plafond haut. Tout cela offrait une impression de joyeux bazard qui, je devais l'admettre, m'inspirait admiration et profonde révérence. J'étais complètement sous le charme de ce lieu magique.

Soudain, les premières notes d'une mélodie mélancolique et douloureusement familière retentirent au-dessus de ma tête, et mon sang se mit à bouillir. La sonate au clair de lune, de Beethoven, était interprétée de mains expertes au piano, sûrement par Ewann, le dit propriétaire du local, que je devais justement rencontrer. En proie à une sorte de torpeur ahurie, je me dirigeai vers les marches qui me permettraient de rejoindre le premier niveau et les grimpai une à une. J'avais dressé une barrière mentale dans mon esprit pour contraindre les souvenirs liés à mon passé artistique à s'évanouir, mais ils m'assaillaient malgré toutes mes défenses par vagues acharnées.

Le bruit se rapprochait. Celui qui jouait semblait doté d'un prodigieux talent, et l'émotion qui se dégageait de son style réussit presque à me faire émerger de ma tétanie. Pourtant, au lieu d'apprécier à sa juste valeur le travail du joueur, je laissai une colère bienfaitrice m'envahir et me submerger. La souffrance s'effaça alors, remplacée par une haine venimeuse contre la personne responsable de ma désagréable réminiscence.

J'étais venue de mon propre chef, mais pourquoi jouait-il au lieu de me recevoir comme tout bon vendeur? Il me devait un minimum de respect, non? Je m'étais déplacée, et il se montrait trop insouciant pour être sérieux. J'aurais mieux fait de partir, d'ailleurs, et toutefois, je continuai à mettre un pied devant l'autre en me serinant durement qu'il était l'unique coupable à mon affliction subite.

Une fois parvenue à ma destination, je découvris une scène que j'aurais préféré ne jamais voir. Ce palier était entièrement réservé aux pianos. De toute sorte, électrique, classique, à demi queue, à queue, ils se dressaient fièrement le long des cloisons, lustrés, leurs touches d'ivoire luisant à la faible lumière du jour. Devant l'un d'eux, un homme était assis sur un banc matelassé, larges d'épaules, la tête penchée sur le côté et les yeux fermés, ses doigts volant adroitement sur le clavier. Je ne lui accordai qu'une attention sommaire, tant le choc me nouait la gorge. Je ne m'étais pas attendue à un tel espace. La rancœur s'empara de moi, je reculai d'un pas en manquant m'étaler de tout mon long. Honoré, ou tout du moins Gloria devait être au courant. Comment avaient-ils pu me précipiter dans un traquenard pareil. Je devais m'en aller. Immédiatement. J'ignorais ce que je faisais là. J'avais eu tort, évidemment, je n'étais pas prête et je ne le serai d'ailleurs jamais. Comme à ma mauvaise habitude, j'avais fait preuve d'une confiance en moi qui frôlait l'arrogance. Mon frère avait cru que j'avais surmonté mes regrets et ma peur d'autrefois, ce n'était pas le cas, visiblement.

La partition d'un avenirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant