La partition d'un avenir

Chapitre 8. Invitation

- Devine quoi? Me lança Gloria d'un ton claironnant ce jeudi-là, alors que je franchisssai à pas lents le sueil de la cuisine, les yeux encore gonflés de sommeil.

La jeune femme aux airs de lutin était en retard à la librairie. Elle mâchait conscienscieusement un toast et était installée face à Honoré, ce dernier à moitié assoupi sur sa chaise, la tête dans les bras, avachi. Elle rayonnait de sa bonne humeur habituelle. Je pris ma place à la gauche de mon frère et lui pressai l'épaule pour m'assurer qu'il était bel et bien éveillé. Gloria s'efforçait de le tirer du lit le plus longtemps possible, en général, ce qui le répugnait au plus haut point. Il détestait maintenir les apparences alors que son état de faiblesse était flagrant. Il répondit d'ailleurs à mon geste de salut par un grognement douloureux et se dégagea sans relever le visage. Je le laissai se morfondre, trop fatiguée moi-même pour me soucier davantage de son cas pour l'instant.

- Devine quoi? Répéta Gloria, une fois sa bouchée avalée, le teint rosissant d'excitation. On a invité Ewann à dîner ce soir!

Je lâchai la brique de jus de fruit que je venais de saisir devant moi et retins de justesse un glapissement. Heureusement, je ne causai aucun dommage, et seuls ma mine effarée et mon gémissement durent trahir mon horreur grandissante.

- Quoi? Comment ça? M'indignai-je, sidérée, en adressant un regard fixe et choqué à ma future belle-sœur. Tu plaisantes? Mais... mais pourquoi, bon sang!

Je fréquentais Ewann depuis lundi, au magasin. Je ne faisais qu'assister en silence à ses activités diverses et à prendre des notes, cette semaine. Je ne m'en sortai pas trop mal et passai toute l'après-midi en sa compagnie. Généralement, j'arrivais assez tôt pour croiser le chemin de Cody et de son chien géant. J'avais eu l'occasion de l'entendre jouer du piano, et il était indéniable qu'il disposait d'un grand talent virtuose. Je m'empressais alors de m'effacer dans un coin afin de les laisser terminer en paix, puis j'observais attentivement Ewann échanger avec des clients parfois contraignants, souvent passionnés. Il était d'une agréable compagnie, toujours souriant, incapable de se taire rien qu'une seconde, à l'inverse de Ruby, dont le mutisme devenait presque inquiétant à la longue. Elle n'adressait la parole qu'aux acheteurs es à son propre neveu, et nous ignorait cordialement. Ewann ne s'en souciait pas, je l'accaparais entièrement. En effet, il ne se passait pas une journée sans qu'il ne me jette des coups d'œil inquisiteurs et des sourires amicaux, et je me contenais de plus en plus difficilement. La perspective de devoir l'affronter durant toute une soirée, uniquement protégée par une table et un couple d'idéalistes ne me réjouissait guère.

- Premièrement, Grommela Honoré, la figure toujours baissée, parce que tu travailles avec lui depuis le début de la semaine et qu'on voudrait bien avoir son point de vue. Deuxièmement, parce que c'est un ami proche et que ça fait longtemps qu'on ne l'a pas vu. Troisièmement, parce que je dois lui amnoncer que je suis malade.

Mon frère eut un haussement d'épaules maladroit et se redressa enfin. La plupart de ses cils avaient disparu durant la nuit. J'étais consternée de constater à quel point la chimiothérapie avait ravagé ses traits si beaux en l'espace de quelques jours. Les manifestations de son cancer devenaient clairement visibles, il n'aurait rien besoin d'annoncer du tout. J'évitai de le fixer trop intensément, pour ne pas accentuer son trouble apparent, et opinai simplement du menton. La tâche d'Honoré allait être pénible, je n'avais pas besoin d'en rajouter avec de piètres lamentations, futiles de toute façon. Ce moment devait bien arriver à un moment ou à un autre. J'aurais seulement aimé que cela ne survienne pas aussi vite...

- Vous lui avez téléphoné? M'enquis-je, plus maussade que jamais.

- Non. Rétorqua gaiement Gloria. Un message a suffi. Ça lui fait très plaisir. Vous n'aurez qu'à rentrer ensemble. On vous attendra. Pas vrai mon cœur?