J'avais mes petites habitudes et sortir le soir, quand j'étais sûre que la ville était plongée dans le noir le plus complet, en était une. C'était le seul moment où je me sentais complètement maîtresse de mes pensées. Le jour, quand je déambulais dans les rues londoniennes, je jouais un jeu. Un jeu dangereux dont le Gouvernement était l'arbitre et dont je n'étais qu'un pion qu'on pouvait facilement influencer. Je le jouais non pas par réelle volonté, mais par peur des conséquences qui pourraient s'ensuivre si je décidais de mettre un terme à toute cette mascarade.
Après tout, me disais-je, je ne suis pas différente des autres. Comme tout le monde, je chassais de ma tête toutes ces pensées interdites par le Gouvernement, celles qui mettaient en péril sa pérennité. Celles aussi qui pouvaient envoyer un homme en prison pour le restant de ses jours.
Et encore, je restais idéaliste sur le sort que le Ministère de Sécurité et de la Prévention réservait à ceux qui se dressaient contre le Gouvernement. Le peuple jasait beaucoup sur ce qui pouvait bien se passer derrière les murs gris et sales du MSP. Dans les bars mal fréquentés (par-là, il faut entendre que ces bars tenaient de quartiers généraux pour les chefs rebelles), on pariait souvent sur le traitement des renégats. Il y avait toujours eu de vagues suppositions quant aux méthodes utilisées par le Gouvernement contre les rebelles. Le mot « torture » revenait aux oreilles, mais n'allait jamais plus haut que les bas-fonds. Ce n'était pas des choses auxquelles il fallait penser. S'enquérir de ce qu'il advenait aux rebelles une fois arrêtés, c'était signer son arrêt de mort. Dans mon coin, je me disais qu'ils n'avaient peut-être pas tort. Mais comment aurions-nous pu vérifier ces dires ? C'était connu, une fois dans l'enceinte du MSP, la fuite était impossible. La mort peut-être inévitable.
Le ministre de la Sécurité et de la Prévention avait prédit que ceux qui complotaient contre le Gouvernement n'éviteraient pas le poids de la « justice ». Le Gouvernement les traquerait sans relâche, pour le bien de la nation, pour le bien de ses citoyens. Pour que la démocratie se fasse éternelle.
La politique de l'Epuration était louée par les journaux, la télévision : elle apportait la sécurité que tout le monde attendait. « Une nouvelle ère commence » était la nouvelle phrase fétiche de notre Ministre Général. Il l'employait à chaque nouveau discours comme si elle pouvait posséder un pouvoir hors norme, comme si elle pouvait effacer la douleur et la fatigue d'un peuple qui ployait sous le fardeau du travail. Ces belles tournures, pourtant, étaient destinées à l'aristocratie, la classe la plus haute de la société qui vouait pour le Gouvernement une loyauté sans faille. Les quartiers défavorisés restaient lucides. La pauvreté était leur bouclier.
Aussi était-ce la raison de ma venue dans les quartiers les plus famés. On y rencontrait plus souvent des gens qui ne s'intéressaient pas au Gouvernement et donc qui n'étaient pas susceptibles de vous dénoncer. Les boulevards des quartiers riches et commerçants étaient amplement plus dangereux que les bas-fonds. On se tenait sans cesse sur le qui-vive, épiant la foule des yeux pour deviner celui qui donnerait votre nom sans raison au Gouvernement. Se tenir trop sur ses gardes, c'était paraître suspect. Ne pas l'être, c'était le paraître aussi.
Dans les rues pauvres, je pouvais être qui je voulais sans avoir peur. Les patrouilles étaient rares dans ces zones. Cela faisait longtemps que le Gouvernement avait desserré sa main de fer de ces quartiers, persuadés de ne rien pouvoir en tirer de profitable. Cette politique de laisser-aller s'était soldée par la montée de groupes rebelles qui, disait-on, préparait silencieusement la Révolution. On en entendait parler depuis tellement de temps que tout le monde était convaincu de mourir avant de la voir éclater.
De mon côté, j'espérais secrètement que cette hypothèse n'était pas seulement une vague rumeur. Je désirais ardemment la Révolution. Quand j'étais née, le Gouvernement avait depuis longtemps affermi son pouvoir. Je n'avais jamais connu autre chose que ce Gouvernement mais je savais qu'avant lui, la vie avait été radicalement différente. Presque idyllique. L'Angleterre n'avait pas été une démocratie avant le Gouvernement, mais une monarchie constitutionnelle où la Reine et le Premier ministre avaient les pouvoirs. Je tenais ces informations d'un vieux livre que j'avais déniché chez un antiquaire. Même si j'avais pris des risques en achetant cet objet, je n'avais rien regretté.
A l'école, comme les autres enfants de familles aisées, j'avais suivi des cours d'histoire. Ceux-ci portaient exclusivement sur le Gouvernement et ce qu'il avait apporté à l'Angleterre à savoir la modernité, la paix et l'égalité. Mais on ne disait rien de la mise en place du Gouvernement.
Personne ne savait comment nos hommes politiques étaient arrivés au pouvoir excepté les Anciens, mais ceux-ci étaient précieusement mis à l'écart de leurs familles, dans un domaine immense, avec un parc aussi grand que celui-ci de Hyde Park. Une grande demeure à l'extérieur de Londres, gardée férocement et difficile d'accès. Je m'y rendais rarement, car on ne pouvait y aller qu'en prenant le bus spécialement mis en service pour visiter les Anciens et je savais qu'on encourrait beaucoup de risques en y montant : celui de ne jamais revenir.
Les Anciens étaient surveillés comme de grands criminels par les infirmières et les médecins du Gouvernement. Se retrouver seul avec un Ancien était quasiment impossible. S'il fallait parler, ce n'était sûrement pas pour évoquer le passé. Car l'Avant Gouvernement était tabou. Rien ne formulait l'interdiction d'en parler mais, singulièrement, c'était un sujet qu'on savait qu'il fallait taire. Tout du moins, si on voulait rester encore en vie.
Quand je m'y rendais en compagnie de ma mère, je n'étais pas particulièrement heureuse. Je préférais autant que possible éviter tout contact avec ce lieu si froid, si vieux qui sentait le désinfectant. Ma grand-mère faisait partie des occupants. Comme les autres, elle était muette et souvent perdue dans ses pensées. Elle nous saluait à peine, ma mère et moi comme si nous n'étions que des inconnues. Cet endroit m'effrayait et je m'imaginais finir mes jours entre ces murs blancs.
Je ne sais pas ce qu'on leur faisait là-bas. Ils mourraient sans même qu'on le sache, ils mourraient en emportant le secret de l'Avant Gouvernement dans leur tombe.
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Dépêchons-nous de vivre
RomanceLe nombre de citoyens s'amenuisait de jour en jour. L'Angleterre n'était plus ce qu'elle avait jadis été. Ce n'était maintenant que chaos, violence et peur. Et le pire était de se dire que cette apocalypse était dû à la vie. Les hommes tuent, pille...