La nuit était fraîche, mais les couches de vêtements que je portais me protégeaient de cet air polaire. Ce n'était pas pareil pour les gens des bas-fonds qui mouraient de froid dans leurs maisons modestes. Ils ne possédaient rien. Pas parce qu'ils n'avaient pas d'argent : ils n'étaient certes pas riches, cependant beaucoup d'entre eux avait amassé un petit pécule au fur et à mesure des années qui leur aurait permis de s'acheter quelques vivres, mais parce que l'on les dépossédait de tout bien.
Après quelques attaques des rebelles, le Gouvernement avait décidé de riposter non pas par une descente dans les quartiers mal famés, mais par une exclusion de la société. Les commerçants avaient depuis peu interdiction de vendre quoi que ce soit aux habitants de ces lieux défavorisés. Nourriture, vêtements, nécessaire de toilette : tout y passait. Souvent, on leur interdisait l'accès aux transports ou les plus perfides des policiers les jetaient en cours de route. Ils étaient facilement reconnaissables sous leurs habits crasseux et troués, avec leurs visages mal rasés, couverts de terre, leurs cheveux hirsutes et emmêlés et leurs pieds nus foulant le pavé gris. C'étaient les personnes que l'on montrait du doigt ou que l'on ignorait complètement.
Pour la plupart des gens, ils étaient ceux qui entravaient la réussite de la société. Selon moi, ils étaient la preuve même de l'échec du Gouvernement. « La démocratie libère les peuples » scandait sans parcimonie le Ministre Général : « la démocratie est le peuple ». Mais ces gens rejetés, le Gouvernement leur avait-il gardé seulement une place ? De peur d'être renversé, le Gouvernement avait décidé de les exclure, de les parquer comme des bestiaux. Ils n'avaient désormais plus le droit de voter et de consommer. Il n'y avait certes pas de barbelés pour délimiter les frontières, mais c'était comme tel.
Toutefois, dans ces quartiers, ils étaient libres. Plus libres que nous, pensais-je. Après tout, je me demandais souvent si nous n'étions pas, nous, les bestiaux. Si les victimes n'étaient pas eux, mais nous. Avec toutes nos lois, nos devoirs, nos interdictions, nos tabous, on vivait à peine. Ces hommes symbolisaient autant l'échec que l'espoir. S'ils mouraient, c'étaient eux qui survivraient au Gouvernement, j'en étais persuadée. Emmitouflée dans mon grand manteau, je les enviais et regrettais ma position sociale. J'aurais voulu leur ressembler, me fondre dans la masse, être l'une des leurs. Mais je portais la marque indélébile du Gouvernement, celle qui ne laissait aucune trace physique, mais qui vous marquait à vie.
Si j'avais mis l'accent sur le fait que dans ces rues, je pouvais être tranquille, ce n'était pas complètement vrai. J'avais autant de chances de me faire attaquer et torturer qu'un défavorisé d'être arrêté sur un grand boulevard. Ici, j'étais l'ennemie et rien d'autre. Mon nom, mon âge ni même le fait que je sois une femme ne changeait grand-chose. Je subirais le même traitement que tous ceux qui avait eu la folie de se rendre dans ces quartiers.
Peut-être étais-je démente, mais ces sorties nocturnes me rendaient cette autonomie de pensée que j'avais perdue. Je me sentais libre de mes actions, de mes paroles. L'inexistence de vie privée me poussait à venir me créer ici la vie à laquelle j'aspirais. Certes, il me fallait garder l'anonymat, cependant, habillée de vieux chiffons, on ne me remarquait même pas. J'étais comme ces animaux de nuit : silencieuse et invisible dans la pénombre des ruelles nauséabondes. Pas de patrouille qui me demanderait de décliner mon identité, pas de passants aux regards inquisiteurs ni de caméras pour filmer mes faits et gestes. Je craignais moins les rebelles et les habitants du coin que le Gouvernement de ma patrie.
Je ne savais pas quand avait eu lieu cette soudaine aversion que je nourrissais contre le parti au pouvoir. C'était comme si elle avait toujours fait partie de moi, comme si j'avais toujours su que le Gouvernement n'était pas digne de confiance. Cette haine, je la gardais précieusement en moi. Un seul mot, un seul geste suspect pouvait me coûter la vie.
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Dépêchons-nous de vivre
RomanceLe nombre de citoyens s'amenuisait de jour en jour. L'Angleterre n'était plus ce qu'elle avait jadis été. Ce n'était maintenant que chaos, violence et peur. Et le pire était de se dire que cette apocalypse était dû à la vie. Les hommes tuent, pille...