Il était possible de vivre une vie qui nous était étrangère et c'était ce que je faisais. Tous les jours, je devais effectuer une tâche qui me révulsait, dire ce que je ne pensais pas. Seule la pensée était mienne puisqu'impénétrable. Et si je me montrais comme un modèle de citoyen, j'étais au quotidien coupable du crime de la pensée.
Quand Colin m'avait proposé de l'accompagner voir le spectacle qu'était le dernier jour d'un Rebelle sur cette Terre, j'avais ardemment voulu reprendre ma vie en main et lui révéler que je ne retirais aucun plaisir à regarder un homme se faire torturer avant de mourir sous les yeux de ses semblables et leurs flots de paroles toutes plus cruelles les unes que les autres.
Colin ne m'invitait pas à proprement parler à assister à l'exécution d'un Rebelle. L'évènement portait un tout autre nom, celui de « procès d'un dangereux criminel » mais je savais bien comment ça se finissait à chaque fois. Le public délirant d'une folie meurtrière le faisait agonir devant les yeux de la Justice, lui jetant des pierres grosses comme des œufs, lui tailladant le corps avec de petits couteaux bien tranchants dissimulés dans les poches des manteaux et que les gardes postés à l'entrée n'avaient apparemment pas trouvés durant la fouille, et le Rebelle, solidement attaché à une chaise par une corde, ne pouvait rien faire d'autre que de subir en hurlant. Et de mourir.
C'était ce spectacle que je voulais éviter à tout prix. Je ne voulais plus cauchemarder, plus rêver de torture, de souffrance, de mort. Je ne voulais pas non plus simuler une soudaine euphorie alors que le sang jaillirait abondamment d'un corps implorant la mort de venir le délivrer. Mais on ne dit pas facilement non à une invitation de cette sorte, car seuls les privilégiés pouvaient obtenir des places aux procès.
─ Qu'est-ce que tu en dis Heather ? Tu vas venir ou non ? Répéta Colin, stoppant le fil d'images sanglantes qui me venaient à l'esprit.
─ Tu as eu des places pour le procès ? S'exclama Georges, mon maître de stage, des étoiles pleins les yeux comme si Colin m'avait proposé d'assister à un concert d'une star mondialement reconnue. Etait-ce comme cela que j'étais censée réagir ?
─ Bien sûr, répondit, fier comme un paon, Colin, montrant à qui le voulait bien, les billets qu'il tenait dans le creux de sa main. Bientôt, une foule d'ahuris se forma autour de notre petit groupe. On entendait des exclamations, des hoquets de surprise, on me forçait à dire oui, à tomber sous le charme de Colin qui était parfaitement dans son élément quand il attirait l'attention. Je vis le regard meurtrier que me dédia la jeune cantinière normalement la coqueluche de Colin quand je m'entendis accepter l'offre. Elle aurait rêvé pouvoir assister à cette barbarie en compagnie de l'homme avec lequel elle minaudait et j'aurais aimé lui céder ma place.
Mais c'était moi que Colin avait invité, c'était moi qui subirais ce spectacle effroyable et inhumain en retenant des larmes.
*
La foule se pressait vers les portes du tribunal qui venait juste d'ouvrir, laissant apercevoir une salle de justice des plus communes. Les juges se tiendraient bientôt derrière l'imposant comptoir de bois tandis que l'accusé prendrait place devant eux, mais restant de face de façon à ce que les spectateurs puissent l'apercevoir et nourrir leur haine. Il n'y aurait aucun témoin ou expert pour témoigner : le prénommé Jerry Shark avait à l'évidence déjà été jugé à l'instant même où les gardes s'étaient emparés de lui, à proximité du lieu où il avait soi-disant programmé l'attaque. Ce dont nous allions être témoin n'était qu'une grossière mise en scène dédiée au peuple, une façon de leur montrer que le Parti lui laissait le soin d'appliquer sa volonté. Etais-je la seule à avoir compris qu'on nous menait en bateau depuis le début ? Que tout ce qui était organisé par le Parti était déjà écrit d'avance ? Nous n'avions aucun contrôle, mais nous pensions le détenir.
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Dépêchons-nous de vivre
RomanceLe nombre de citoyens s'amenuisait de jour en jour. L'Angleterre n'était plus ce qu'elle avait jadis été. Ce n'était maintenant que chaos, violence et peur. Et le pire était de se dire que cette apocalypse était dû à la vie. Les hommes tuent, pille...