Chapitre 14

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Dans la semi-pénombre de son bureau, avachi sur un fauteuil, Alan réfléchissait à la façon de conduire à bien le plan que ses supérieurs lui avaient demandé. Ou plus exactement, il tentait parce qu'une fille particulière retenait toute son attention. Et pourtant, seul dieu savait à quel point Alan était un grand tacticien, toujours volontaire à travailler plus qu'il ne le devait. D'ailleurs, Helen, une de ses bonnes amies qui tenait l'auberge où se retrouvaient les Rebelles, le sermonnaient à chaque fois, lui rappelant qu'il était un homme et non pas une machine capable de fournir une masse de travail sans qu'il n'y ait de conséquence.

─ Tu oublies tes amis, Alan ! Tu oublies de vivre, lui avait-elle dit, un jour qu'il planchait sur un problème que l'organisation rebelle lui avait demandé de résoudre. C'est à peine s'il avait relevé la tête de ses dossiers pour répondre d'un ton las :

─ Quelle vie ?

Et il se tuait à la tâche dans le seul but de ne plus penser, d'oublier que ce n'était pas ainsi qu'il aurait dû mener sa vie, d'oublier qu'il n'avait aucune famille pour l'aimer. Il était le fils de personne, le frère de personne. Il était l'ami de quelques gens, mais depuis peu, cela ne lui suffisait plus. Il aurait désiré que quelqu'un soit présent le soir quand il rentrait éreinté. On oublie souvent qu'il y a du bien dans quelqu'un qui s'inquiète de votre sort, on oublie que derrière cette émotion se cache l'amour.

Le jeune homme ne savait plus à quel âge il avait intégré l'organisation. Il savait seulement que cela lui avait apparu comme une évidence. Sans le sou, affamé, assoiffé, les Rebelles avaient promis une énorme ration de nourriture aux nouvelles recrues et un toit où il pourrait dormir sans se demander s'il serait encore en vie le lendemain. Le grand luxe en somme, une opportunité à saisir, cependant jamais il n'avait réfléchi à sa contrepartie. Il comprit, un jour, qu'il avait troqué sa vie contre une assiette pleine et des draps, mais cela ne lui causa aucun mal : il serait mort bien plus jeune sans ça, le ventre vide, transi de froid. Au moins, s'il devait approcher la fin, il se dirait qu'il avait pu s'engager dans une cause, faire quelque chose de sa vie.

Un brin nostalgique, Alan se leva de son siège et attisa le feu qui brûlait dans l'âtre de la cheminée en ajoutant quelques bûches de bois. Depuis qu'il avait vécu dans la rue, il évitait à tout prix de ressentir le froid parce que cela ramenait trop de mauvais souvenirs à la surface. Jetant un coup d'œil à ses mains, il se rappela qu'elles avaient tant de fois été engourdies, presque gelées, le faisant souffrir. Il se rapprocha un peu plus du feu, admirant les flammes léchant le bois, laissant son esprit divaguer.

Il revoyait clairement la jeune fille dans ses pensées comme si elle avait été une présence quotidienne. Et, pourtant, il ne l'avait rencontrée qu'à trois reprises.

La première, il s'en rappelait parfaitement, alors qu'il se promenait sur les toits, il avait aperçu une ombre, immobile au milieu de la place où avait normalement lieu le marché. A quelques pâtés de là, une troupe de gardes, reconnaissables à leurs habits rouges, surveillait les rues, prête à arrêter la première personne qui leur semblerait suspecte. Il ne savait ce qu'il lui avait alors pris quand il avait rejoint la terre ferme et qu'il s'était mis à courir en direction de la place. Un désir viscéral de sauver cet inconnu l'avait saisi et il avait senti qu'il devait mener cette mission à bien. Pourquoi ? Il n'en avait eu aucune idée avant de découvrir l'identité de l'étranger insensé : une jeune fille répondant au nom de Heather, signifiant bruyère, qu'il avait déjà vu trainer dans les parages. Quand il l'emmena sur les hauteurs, ce n'était pas tant pour lui faire comprendre la folie de son acte que pour lui faire admirer la beauté généreuse de la nature. Il aurait aimé qu'elle remarque les étoiles qui brillaient là-haut dans le ciel et qui, chaque soir, lui offraient un spectacle à couper le souffle.

Il s'était montré odieux, cassant, sarcastique. Certes, il lui arrivait de l'être dans la vie quotidienne, mais seulement quand cela était nécessaire. Si jamais un homme faisait mal son travail, Alan le réprimandait sévèrement.

Mais Heather n'était aucunement sa subordonnée et n'était pas rattachée à l'organisation rebelle. Elle était seulement de passage, un brin trop rêveuse, nourrissant des idéaux qu'il était loin de partager. Et surtout, elle était libre, avait-il constaté avec jalousie, libre de toute organisation, de toute société, mais elle ne s'en apercevait pas. Quand elle le quitta après qu'il lui eût montré le chemin, il se surprit à penser qu'elle était comme un oiseau dans une cage : son premier désir est de s'envoler, de se libérer de ces chaînes qui l'entravent.

La deuxième fois, ce fut par hasard qu'il croisa son chemin. Il devait apporter un message à un membre du groupe d'une importance capitale, mais quand il la vit, figée comme une statue, écoutant un garde lui parler, il sentit que la protéger surpassait le devoir qu'il avait contracté envers les Rebelles.

Une nouvelle fois, il lui sauva la mise, mais sans jamais se dire qu'elle lui en était redevable comme si c'était dans sa nature que de faire en sorte qu'il ne lui arrive rien. C'est ce même jour que, sur un coup de tête qui aurait pu lui coûter très cher, il l'emmena se remettre de ses émotions à la taverne des Rebelles, tenu par son amie Helen.

Quelque chose en lui savait qu'il ne risquait rien de Heather. Qu'elle ne parlerait jamais de l'existence de ce repaire, seulement, les autres membres n'auraient pas partagé cet avis. S'ils avaient su qu'Alan avait transgressé le règlement et mis en péril le groupe, ils auraient certaine tué Heather sans état d'âme et séquestré leur collaborateur dans un cachot sordide. Helen avait bien voulu garder le silence sur cet épisode parce qu'elle affectionnait particulièrement Alan, qu'elle considérait comme son propre fils, et que la jeune femme lui avait paru tout à fait correcte, et même gentille. Cependant, elle lui avait fait part de ses inquiétudes :

─ C'était dangereux et stupide de l'avoir emmenée ici et tu le sais.

Bien sûr qu'il le savait ! Bien sûr qu'il s'était injurié peu après qu'Heather est partie, mais c'était ainsi au contact de la jeune fille, il perdait le contrôle de soi, il oubliait qui elle était : une bourgeoise, une citadine, une enfant du Parti même si elle s'en défendait. Elle était le symbole d'un énorme échec.

Non seulement, en l'emmenant ici, il avait mis, ses amis et lui, en danger, mais il l'avait presque jetée dans la gueule du loup ! Il comprit alors qu'il était capable de ressentir des remords.

La troisième fois, la dernière se disait-il tout en espérant le contraire, il avait laissé parler son cœur, renversant la dictature de son cerveau, et l'avait embrassée sans tergiverser.

Pourtant, il ne regrettait rien de son geste. Il pouvait, encore aujourd'hui, sentir l'humidité des lèvres d'Heather se mouvoir sur les siennes dans une danse endiablée. Si ce baiser l'avait obnubilé, comment avait-il pu trouver le courage de lui expliquer l'impossibilité de leur relation ? En vérité, Alan avait encore laissé la raison triompher en lui. Il était redevenu le fin stratège animé par la logique et la rationalité.

Et voilà qu'aujourd'hui, alors qu'il aurait dû se plonger dans le travail, il n'arrivait pas à coordonner ses pensées. Se sentant incapable de mener à bien une quelconque réflexion, il décida de s'octroyer une pause et il se rendit à l'auberge La Chope Dorée tenue par son amie où il retrouva un bon nombre d'amis à lui qui étaient aussi, accessoirement, sous ses ordres.

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