Professionnalisme

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« Je suis amoureux d'une fille extraordinaire. »

Je soupire et me laisse glisser sur la banquette jusqu'à m'affaler tristement derrière une table.

« Tu as conscience que même si par le plus grand des hasards elle... tombait amoureuse de toi c'est uniquement parce que tu es la seule personne dans sa vie et donc ce serait comme une dette à payer ?

⁃ Je te remercie d'essayer de me remonter le moral. Tu es vraiment une bonne amie."

Nous riions mais le cœur n'y est pas. Je suis pleinement conscient de ce qu'elle dit. J'ai connu Sarah à la fac de médecine mais elle a choisi un domaine bien moins compliqué que les sciences du comportement. J'ai enfin osé parler de ma situation à quelqu'un, je n'arrivais plus à garder tous ces doutes pour moi. J'ai pensé qu'une femme serait moins encline à me juger.

"Max, je peux être franche ?" Je l'y encourage d'un signe de tête. « Ton histoire me fait flipper. Tu dois être très patient avec elle mais surtout vous devez vous montrer prudents tous les deux. De son côté elle n'a même pas idée de ce qu'est la vie. Tu as un passé et elle...

⁃ Elle est si innocente.

⁃ Oui.

⁃ Tu vois que tu aurais fait une excellente psy."

Elle rit et me claque le dessus de la tête.

Je comprends ce qu'elle me dit et même si je refuse d'accepter les faits, il est très possible qu'Emma ne voit en moi qu'un moyen de tester ses limites. Ces derniers temps, elle ne recule plus son fauteuil, elle me serre toujours la main et elle n'a de cesse de me fixer pendant nos séances.

Je l'ai libérée de certaines de ses angoisses, elle se sent puissante. Finalement elle est presque hors de mon contrôle. En tout cas je ne sais plus comment réagir avec elle. Je suis incapable de lui résister alors qu'elle cherche clairement à me provoquer.

« Tu penses que je suis fou de vouloir y croire ?

⁃ C'est toi qui le demande. Mais oui, un peu.

⁃ Qu'est-ce que je dois faire ?

⁃ Honnêtement à ta place je la confierais à quelqu'un d'autre. Je ne crois pas que tu puisses l'aider même si tu es un très bon thérapeute. Tes sentiments t'empêcheront tôt ou tard d'agir rationnellement."

J'ébouriffe mes cheveux, trop de choses dans ma petite tête. Ce n'est pas comme si j'étais attiré sexuellement par n'importe laquelle des inconnues de ce bar. J'ai de vrais sentiments pour Emma. Je voudrais juste être près d'elle mais je sais que des montagnes d'obstacles se dressent entre nous.

Je suis prêt à lui prendre la main pour avancer à son rythme. Elle n'a sûrement même pas conscience de me provoquer car elle ne sait pas comme elle me plaît. Elle ne connaît pas les hommes. Elle n'a pas conscience d'être aussi désirable à mes yeux.

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« Mais si le monde n'a absolument aucun sens qu'est ce qui nous empêche d'en inventer un autre ?

⁃ Lewis Carroll. Vous aimez lire ?

⁃ Oui. Il faut dire que j'ai beaucoup de temps libre."

À bien la regarder Emma a beaucoup de points communs avec Alice. Elle vit dans une bulle hors du temps depuis maintenant cinq ans. Elle est bien consciente de ce qui se passe dans le monde réel et c'est pour ça qu'elle ne veut pas y vivre.

« Pourquoi ne pas essayer de vivre dans celui-ci ?

- Parce que c'est trop difficile.

⁃ Que voulez-vous dire ?" Elle soupire comme si c'était évident et que de toute façon je ne pourrai rien comprendre à son raisonnement.

Elle regarde ses pieds et les balance.

« Vous vous rendez compte que dans quelques semaines j'aurais 25 ans. Qu'est-ce que j'ai fait ? De quoi devrais-je être fière ? J'ai trop de retard à rattraper.

⁃ Mais cela ne signifie pas nécessairement que c'est perdu.

⁃ C'est facile à dire pour vous, votre vie s'organise déjà..."

Si seulement elle savait. Elle se trompe, elle croit les gens heureux dans leur vie. Elle croit que la routine est notre but ultime à tous. J'aimerais que ma vie soit aussi rangée qu'elle le pense.

« Vous avez votre travail, ce cabinet, une maison et moi je n'ai rien. Je n'ai même pas un ami à qui téléphoner. Je vais avoir 25 ans et je n'ai aucune existence. Si je disparaissais demain personne ne le remarquerait.

⁃ Vous y pensez parfois ?"

Elle me regarde et ses yeux sont si tristes. Je me dois de lui poser certaines questions alors que les réponses me font mal à moi aussi. Elle frotte ses poignets aux cicatrices anciennes.

« J'y pensais souvent." Elle finit par me répondre.

"Emma, vous êtes encore trop jeune pour vous décourager. Vous ne réalisez pas le chemin parcouru.

⁃ Mais je sais tout ce qui m'attend encore et j'ai l'impression de ne pas avoir la force de continuer. D'ailleurs rien ne me force à me battre, pourquoi est-ce que je lutterai chaque jour ?"

C'est la première fois que je la sens défaitiste. Pourtant aujourd'hui elle est capable de sortir, elle s'alimente correctement et j'ai même l'impression que l'inspiration lui est revenu. Je comprends qu'elle ne trouve pas de bonnes raisons de lutter tant que personne ne lui montrera comme ses efforts sont remarqués. Malheureusement ce n'est pas ma place, je n'ai pas le droit de lui dire.

« Si vous aviez la force d'avancer, qu'est-ce que vous voudriez faire ?

⁃ J'aimerais reprendre les cours l'an prochain. Peut-être à domicile ou en ligne.

⁃ Et dans l'immédiat, qu'est-ce que vous pourriez faire ?"

Elle réfléchit à sa réponse comme si elle n'y avait jamais pensé jusque-là. Il n'y a plus de pensées positives dans la tête d'Emma, tout comme il n'y a jamais eu de joie dans la vie d'Emma. Elle subit chaque journée et c'est un continuum sans fin.

« J'ai toujours rêvé d'avoir un chien.

⁃ Ah oui ?" Emma commence à sortir doucement de sa dépression chronique, elle réalise soudainement sa solitude.

"Ça me donnerait une raison de sortir.

⁃ Il serait votre nouveau bouclier." Elle me sourit et nous nous comprenons.

J'analyse trop, je ne la laisse pas assez s'exprimer par elle-même.

"J'aurais l'impression de compter pour quelqu'un, il serait toujours avec moi on pourrait jouer et se promener.

⁃ Vous pensez qu'avec un chien à vos côtés vous vous sentiriez moins angoissée ?

⁃ Oui... Je crois que oui. Car j'ai besoin de fixer mon attention sur quelque chose d'autre. Comme..." Elle me regarde droit dans les yeux. « ..comme avec vous dans le parc la dernière fois. »

Le souhait d'Emma est égoïste. Elle veut se sentir aimée et ne plus être seule.

Je suis faible, je la laisse dépendre de moi plutôt que de l'encourager à s'extérioriser. Un animal de compagnie peut être d'une grande aide mais ça ne comblera jamais le vide affectif qu'elle ressent. Ça n'est qu'un substitut à son absence de vie sociale. De plus, je ne la crois pas assez forte pour gérer émotionnellement un tel bouleversement. Je pense qu'elle surestime sa force et sa capacité à s'adapter. Intégrer un chien n'est pas anodin lorsque l'on vit de manière si isolé. Mais elle a l'air si heureuse, si motivée.

Mon rôle de thérapeute est de l'accompagner et non de la surprotéger. Je dois la laisser faire ses propres erreurs. Ce sont ces échecs qui lui permettront de tâter ses limites.

Emma est comme une de ces princesses Disney qui pensent qu'en communiant avec la nature l'être sociable en nous ne manquera de rien. Mais c'est avec de vraies personnes qu'elle doit se lier.

« Alors, comment s'appelle ara ce chien ?

⁃ Luna Lovegood.

⁃ Comme dans Harry Potter ?" Elle acquiesce dans un hochement de tête. Elle sait surprendre et ça la rend tellement adorable. 

Thérapie illégale (sous contrat d'édition M.E.C)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant