Chapitre 15 : le rituel (première partie)

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Vittorio pestait, car la corde du pendu était profondément rentrée dans la chair de celui-ci, si bien qu'il était difficile de la lui enlever sans lui arracher complètement la tête. Pourtant, le Grand maître lui avait explicitement demandé de ne pas la détacher du corps parce que cela pourrait compromettre le rituel. Plus facile à dire qu'à faire dans l'état actuel du macchabée.

— Pourquoi tu t'emmerdes avec cette charogne ? lui demanda son acolyte. Il est froid et tout le monde s'en tape si on le ramène en plusieurs morceaux.

Vittorio ne répondit pas tout de suite, trop occupé à ne pas faire une bêtise. Il écarta la mèche de cheveux sale qui lui tombait sur le visage.

— Écoute Scorn, on fait notre boulot comme d'habitude. J'aime bien quand le travail est fait proprement, sinon ce n'est pas professionnel.

L'autre, un petit homme solidement battit au teint foncé, se gratta le menton.

— Mouais, en général tu n'en as rien à foutre de ton soi-disant « professionnalisme ». Alors pourquoi aujourd'hui ? Tu ne chercherais pas à faire du trafic par hasard ?

— Ne dis pas de connerie. Vendre des corps c'est la corde assurée et je n'ai pas envie de finir comme notre ami.

Il détacha finalement le mort et son collègue vint l'aider à le mettre sur le brancard. Il reprit :

— C'est juste que j'ai envie de faire mon boulot comme il faut. Tu piges ?

Scorn se gratta encore une fois le menton, mais ne répondit pas.

— Ça ne t'est jamais arrivé de vouloir te sentir indispensable par le travail que tu fais ? Que le boss se dise « ce type, on peut compter dessus » ?

L'autre s'esclaffa :

— Tu parles d'un boulot hautement qualifié ! Travailler pour la voirie à acheminer vers la morgue tous les trucidés de la ville, c'est vrai que ça demande un certain talent.

Vittorio lui lança un regard irrité. Scorn leva les mains en signe d'apaisement.

— Ça va, relaxe. Prends le pas comme ça collègue, je ne voulais pas offenser sa majesté. (Il feignit une petite courbette.) Mais qu'est-ce qui ne va pas ? T'es bizarre aujourd'hui.

Les deux hommes chargèrent le macchabée à l'arrière d'un chariot et le recouvrirent d'une étoffe. Après un petit silence, Vittorio s'excusa :

— Ouais, je n'ai pas trop le moral en ce moment. Ne fais pas attention, je suis désolé.

— Hey, je comprends et je respecte ça, le rassura Scorn avec une tape amicale dans le dos.

La vérité, c'était que ce matin Vittorio s'appelait Rash et qu'il ne connaissait Scorn que depuis quelques heures. Le mage noir avait confié à son serviteur particulier une mission d'une extrême importance, impossible à déléguer par son secret absolu : ramener le cadavre du meurtrier de Sa Distinguée. Cela lui avait paru étrange et indigne de lui, mais il ne discutait jamais les ordres de l'Archonte.

En tant qu'Artiste, pourtant, cette tâche lui était toute désignée, car son talent des Arcanes lui permettait de changer de visage et, dans une moindre mesure, de forme comme bon lui semblait. Un tel pouvoir demandait un excellent professeur pour le maîtriser, mais Vittorio avait eu le meilleur. Désormais, le polymorphisme ne comportait presque plus de secret pour lui et il servait l'un des êtres les plus puissants de tout Venyce. Il avait donc tout naturellement pris les traits de l'employé de la voirie et, après l'avoir drogué à son logis, l'avait remplacé. Cependant, son acolyte du jour lui tapait sur les nerfs et il se languissait d'achever sa besogne.

Les deux hommes montèrent à l'avant du chariot et le cheval qui y était attelé se mit en marche.

La cité se trouvait encore dans les limbes du sommeil et même les fêtards avaient rejoint leurs lits. Les rues se tintaient de la douce fraicheur de la rosée du matin, baigné dans ce calme qu'on ne pouvait savourer que deux heures avant l'aurore. Pas un chat ne rôdait. Ah si, un seul qui venait de sauter d'un avant-toit pour disparaître dans l'ombre.

Le chariot cahotait doucement sous le clair de lune et aucun des deux hommes ne parla pendant tout le trajet. C'était une règle tacite que de ne pas perturber ce calme irréel dans une ville comme Venyce.

Ils arrivèrent au pied d'une imposante bâtisse. Trapue à la façon de l'architecture romane dépassée, la morgue du district Saint Julien était l'exemple de l'utilitaire privilégié sur l'esthétique. Des murs qu'on aurait dits conçus pour supporter un siège encadraient une porte en chêne massif noircie par un incendie oublié dans l'âge du temps. De larges fenêtres sans fioritures disposées à intervalles réguliers montraient qu'il y'avait deux étages. Le tout était écrasé par une toiture lourde de tuiles délavées par les intempéries.

Des lampadaires à électricité éclairaient l'endroit où trois autres chariots stationnaient. Ils portaient tous l'emblème du district Saint Julien gravé et peint sur leur flan : un aigle aux ailes ouvertes crucifié sur une croix. L'attelage qui venait d'arriver dépassa la zone de stationnement pour se diriger vers l'arrière du bâtiment. Là, un paravent en bois de mauvaise facture surplombait une porte à double battant en fer.

Vittorio descendit du véhicule et alla faire sonner une petite cloche. Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit en grinçant sur ses gonds et le cheval s'engouffra dans une grande pièce au sol de pierre.

Un veilleur de nuit les attendait et ils déchargèrent le brancard. L'endroit sentait le moisi et cela ajouté à l'odeur du cadavre rendait la respiration désagréable. Le faux Rash remplit le formulaire protocolaire et le rendit à l'intendant en lui faisant en clin d'œil. Ce dernier hocha imperceptiblement la tête. Il conduisit ensuite le cadavre à travers un large couloir au carrelage blanc et sale puis disparu.

Merci pour ta lecture, courageux lecteur-aventurier/courageuse lectrice-aventurière ! Si ce chapitre t'a plus, n'hésite pas à le liker pour lui donner plus de visibilité :) Tu peux aussi me donner tes impressions de terrain en commentaire pour m'aider à améliorer mon histoire ;) Ces jungles sont profondes, prends garde à toi et bonne continuation pour la suite de cette aventure !


Novus Ordo - Venyce tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant