Chapitre III.1

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Je m'étais promis de regarder, cette fois-ci

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Je m'étais promis de regarder, cette fois-ci. La première fois, je n'avais même pas tenté le coup, convaincu de faire une syncope à la vue de ce spectacle si... particulier. Mon père avait lui-même tenté l'expérience lors de ma naissance, et s'était lamentablement effondré sur le sol de la salle d'accouchement. Mais aujourd'hui, je m'étais promis d'être plus fort que ça. J'avais fait quelques recherches, et j'étais résolu à me focaliser sur la petite créature qui venait au monde, et non pas sur le sexe béant et meurtri de ma femme. Surtout pas. Je n'avais déjà pas l'occasion de le voir si souvent que ça dans son état normal, aussi préférais-je en garder une image un peu plus excitante.

Nous y étions, Zoé broyait mon avant-bras de sa main droite, sa respiration était de plus en plus saccadée, ses cris plus forts que jamais, et le docteur annonça fièrement qu'il voyait la tête de l'enfant. A mon tour ! Il te suffit de baisser les yeux, Léo. Baisse les yeux ! Cela avait l'air si simple dans les livres. Impossible de regarder, malgré toute ma petite préparation mentale.

– Ça y est, c'est terminé, Madame, annonça la sage-femme.

Le corps de Zoé se détendit d'un seul coup, et elle poussa un interminable râle de soulagement. La petite passa de mains en mains, prit la fessée réglementaire, pleura un bon coup, puis vint enfin l'étape que j'attendais le plus : la coupe du cordon. Ça, au moins, je m'en savais capable, et c'est d'un geste assuré que je séparai ma fille de sa mère qui me toisait du regard.

– Tu n'as pas regardé ?

– Je n'ai pas réussi, chérie. Je suis désolé, j'étais sûr que j'y arriverais, mais c'était vraiment trop... bizarre...

– Ne vous inquiétez pas Monsieur, si vous saviez le nombre d'hommes qui n'osent pas regarder... Moi-même, je n'ai pas osé regarder ma propre femme, et pourtant j'en accouche tous les jours ! Quand c'est de votre épouse qu'il s'agit, voir son corps si malmené en rebute plus d'un, croyez-moi, dit le docteur d'un ton amical.

– Léo, tu me l'avais promis ! Tu aurais pu au moins tenir ta parole, pour une fois ! Et les livres que je t'ai achetés ? La discussion de l'autre soir ? Les spécialistes disent tous que c'est le meilleur moyen de créer un lien précoce avec ton enfant, et toi... toi, tu as encore tout fait rater !

– Mais, Zoé... Tu as entendu le docteur, c'est psychologique, je suis sincèrement désolé, mais regarde la petite, elle est là maintenant, et j'ai coupé son petit cordon !

– Tu me l'avais promis ! cria-t-elle. Tu me l'avais promis !

Je lus sur les visages de l'équipe médicale leur surprise. Piquer une colère dans un moment pareil, ça ne devait pas se voir tous les jours. Quelle femme osait forcer son homme à regarder ça contre son gré ?

– Les hormones, Monsieur, c'est les hormones. Après l'accouchement, ça redescend d'un coup, et les femmes ont parfois des réactions un peu violentes, me chuchota une sage-femme qui m'avait pris à part.

C'était sans doute ça. Les hormones.

Nous n'avions même pas eu besoin de nous disputer pour trouver un prénom au bébé. Tous deux, nous souhaitions quelque chose qui sonnait un peu rétro, sans en être kitsch pour autant. Elle avait pensé à Angèle, j'avais proposé Hortense, et nous nous mîmes finalement d'accord pour l'appeler Blanche. Zoé avait peur qu'on la surnomme Blanche‑Neige à l'école, mais je lui avais répondu qu'il y avait bien pire comme sobriquet : les Camille (-onette), Eva (t'faire voir) et autres Lucie (-fer) ne me donneraient sans doute pas tort.

Clément avait alors six ans, et accueillit plutôt bien sa petite sœur. Il aurait préféré un petit frère, mais nous lui avions expliqué avec beaucoup de tact que nous ne pouvions pas vraiment choisir cela. Les premiers jours, il n'osa pas toucher la petite. Il avait peur de la casser, comme tout enfant à qui on met un nourrisson dans les bras. Moi-même, j'avais toujours une certaine appréhension et je craignais de mal m'y prendre. Certains disaient que s'occuper d'un nouveau-né, c'était comme le vélo – ça ne s'oubliait pas – pourtant je n'avais plus aucun souvenir de ce qu'il fallait faire et ne pas faire. J'avais été très maladroit avec Clément, et cela ne semblait pas s'être beaucoup amélioré depuis, au grand désespoir de Zoé. L'accouchement l'avait épuisée, et elle passa la première semaine à se reposer. La semaine suivante, revigorée, elle put reprendre l'activité qui l'avait le plus occupée ces derniers mois : faire pleuvoir sur moi toutes sortes de critiques et de remarques cinglantes. Son taux d'hormones était pourtant redescendu, non ?

– Tu la tiens mal ! Si tu ne lui soutiens pas plus la tête que ça, elle va avoir des problèmes !

– Ouais, d'accord. C'est mieux comme ça ?

Si je ripostais, elle devenait méchante, et la dernière chose dont j'avais envie était que Blanche passe ses premiers jours dans une ambiance délétère.

La situation n'était pas nouvelle, et ne m'inquiétait pas vraiment. J'avais bien eu l'espoir secret que cette naissance change la donne et améliore notre relation, mais cette utopie avait disparu dans la salle d'accouchement. Plus les années passaient, plus notre relation se troublait. À l'époque où Zoé se contentait d'être de mauvais poil et de faire quelques remarques hautaines, les choses étaient encore vivables. J'avais même réussi à calmer le jeu après notre voyage aux États-Unis, étant le plus aimable possible et essayant de me comporter en père de famille exemplaire. En escale à l'étranger, je lui envoyais alors des cartes postales romantiques comme à nos débuts, et je ramenais des cadeaux pour le petit. Tout cela contribuait à un équilibre précaire qui, si je la jouais assez fine, nous permettait presque d'être heureux. Seulement, j'étais comme un lion mis en cage, j'avais beau tourner en rond et me dire que je n'étais pas si mal là où j'étais, je passais mon temps à guetter le moment le plus propice pour fuir. J'assurais dorénavant de nombreux vols long-courriers, bien souvent en tant que commandant de bord. Une bonne dizaine de jours par mois, je découchais un peu partout dans le monde, logé dans de beaux hôtels aux frais de la compagnie.

J'avais,en début de carrière, pris l'habitude de consacrer les escales à mon repos,mais ma vision des choses changeait à mesure que je vieillissais. Je partageaismon temps entre les plus grandes capitales mondiales et un foyer où j'osais àpeine respirer. J'étais un jour commandant de bord, responsable de centaines depassagers, et le lendemain simple père de famille, marié à une femme peu reconnaissante.Le lion rugissant dans sa cage, je commençais à passer de plus en plus desoirées à descendre des martinis dans les bars de Chicago ou de Pékin. Jen'avais plus le courage et la volonté d'écrire des cartes postales passionnéesqui ne produisaient qu'un effet de façade. Il n'était pas rare non plus que jeparticipe à une virée en ville avec l'équipage, d'où nous rentrionsgénéralement en piteux état. Au début, je ne m'autorisais ce genre de soiréequ'une fois ou deux par mois, histoire de passer un peu de bon temps. À mesureque les choses empiraient à la maison, le rythme augmenta, si bien qu'il devintde plus en plus rare que je parvienne à faire s'accorder escale et repos. Maconscience professionnelle ne m'avait heureusement pas abandonné, et jem'astreignais à respecter quelques petites règles simples pour être tout demême en forme une fois en place dans le cockpit. J'arrêtais systématiquement deboire une fois minuit passé. Si certains voulaient s'attarder et danserjusqu'au bout de la nuit, je me forçais à rentrer assez tôt pour m'assurer aumoins cinq heures de sommeil. Je refusais toute sorte de drogue ou d'alcooldouteux, et j'avais la décence de repousser – souvent avec une pointed'amertume – les avances insistantes des prostituées peuplant les bars du mondeentier. Ma femme avait beau s'être transformée en furie, il nous arrivaitencore de faire l'amour de temps à autre, et elle savait dans ces moments-làtransformer son agressivité en une énergie sexuelle débridée qui n'était paspour me déplaire. C'était incroyable comme la tension redescendait lorsque lessous-vêtements se mettaient à voler, me disais-je souvent. Incroyable aussicomme elle revenait une fois l'affaire terminée ; toujours était-il quej'étais resté fidèle, contrairement à l'écrasante majorité de mes collèguesdont l'alliance disparaissait mystérieusement à peine l'avion posé.


Lengaï [Publié !]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant