Chapiter I.1

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– C'est pas que j'aie vraiment mieux à faire ce soir, mais j'ai juste pas envie, tu vois. Allez, salut, Léo, dit-elle en tournant les talons d'un mouvement rapide et malpoli.

C'était encore raté pour ce coup là. Avec elle, ça n'avait vraiment pas été simple. J'étais alors étudiant à Toulouse, jeune pilote en formation au sein de la prestigieuse école de l'Aviation Civile, et ne comptais plus les nuits blanches passées à bachoter cours et procédures. J'étais plutôt du genre beau garçon, et studieux avec tout ça, mais ça ne m'empêchait pas d'avoir la pénible réputation d'être un coureur de jupon invétéré. Après tout, je ne pouvais pas vraiment le nier, derrière mes apparences de jeune premier, je devenais une véritable furie une fois les examens passés. Pas du genre à faire la tournée des bars de la vieille ville, ou à gigoter toute la nuit sur une piste de danse obscure. Non, j'étais plutôt du genre à ressentir une soif intarissable d'action, et je pouvais passer des semaines entières sans presque dormir, emmenant mes amis vadrouiller à gauche et à droite, changeant finalement de plan à chaque rencontre que nous faisions dans ces virées folles. Bref, c'était bien simple, les premiers étés de ma vie estudiantine avaient été une sorte de joyeux bordel, qui m'avait mis à dos pas mal de monde, las de mes perpétuels changements de projets. J'avais largement achevé un tour de France, et bien entamé mon tour d'Europe, et j'avais cru trouver l'amour une bonne trentaine de fois. Je me voyais déjà rejoindre mes conquêtes, tantôt en Bretagne ou à Paris, tantôt à l'autre bout du vieux continent, voire même jusqu'au Japon, avant de changer de projet – et de conquête – le lendemain. Au final, ma réputation était sans doute méritée. Mais cette année, où s'achevaient mes études, c'était différent. Il y avait cette fille, qui venait d'intégrer un cours de contrôle aérien. La tête dans les nuages, elle aussi, mais pas question d'y grimper pour de vrai.

L'été qui venait de s'achever avait été tellement mouvementé que j'avais fini par rentrer à Toulouse plus tôt que prévu, m'étant rendu compte à quel point ma tête brûlée m'embarquait dans des histoires loufoques. C'était dans un cabaret plus ou moins licite de Varsovie que j'avais terminé à la mi-août, en suivant une bande de trois Polonais rencontrés dans une station-service. Lesquels s'étaient finalement révélés être d'anciens prisonniers de droit commun, un peu trop portés sur la bouteille, ce qui les avait vite rendus davantage violents que sympathiques. J'avais ainsi décidé de mettre un terme à ces errances, mais sans pour autant regretter les aventures vécues. La fin de mes études approchait, et je ne pourrais pas vivre comme cela éternellement. Et puis, cette fille avait achevé de me convaincre.

Il ne me fallut pas bien longtemps pour en apprendre plus sur elle, étant donné que je connaissais tout le monde sur le campus – malheureusement, tout le monde me connaissait aussi, et avait généralement une bien piètre image de moi. Elle s'appelait Zoé, venait de Nancy et était dans la première de ses deux années de formation. Elle n'avait pas, aux dernières nouvelles, de petit ami, en revanche elle avait une sœur qui étudiait elle aussi à Toulouse, et l'avait présentée à son groupe d'amies. Groupe au sein duquel se trouvaient deux anciennes conquêtes, dont une à qui j'avais promis de lui faire visiter l'Europe, avant de gentiment la congédier à la frontière italienne, ayant finalement décidé de passer l'été à m'initier à l'escalade dans l'Aveyron. Projet qui, au passage, avait rapidement été avorté lui aussi. Ce n'était donc pas gagné d'avance, car il me paraissait difficile qu'elles m'aient toutes deux gardé en haute estime.

Cela se confirma à ma première tentative d'approche de la jolie brune, bien qu'elle se trouva seule à ce moment-là.

– Écoute, je sais très bien quel genre de garçon tu es, et je ne sais pas pourquoi tu viens me voir, mais c'est même pas la peine d'espérer quoi que ce soit. Retourne faire tes trucs dans ton coin, mais moi, tu m'évites, merci.

Sacré caractère, K.O. au premier round. Essaie encore.

Des essais, il m'en fallut bien d'autres. C'est finalement en janvier, après que j'eus passé les vacances de fin d'années à me tenir à carreau, que je réussis à attirer son attention en lui faisant remarquer mon changement d'attitude. Nous échangions alors quelques mots lorsque nous nous croisions, toujours avec une certaine retenue. Quelque chose dans la façon qu'elle avait de me regarder me faisait pourtant penser que je ne la laissais pas totalement indifférente.

Finalement, un soir, elle était venue me voir. Officiellement, elle voulait de l'aide pour réviser ses procédures d'approche. Elle avait toujours ce petit air hautain qui la rendait si désirable, les bras croisés et les lèvres pincées. J'aurais été idiot de tomber dans le panneau si facilement, et j'acceptai donc simplement de l'aider, sans en montrer plus. Je crois qu'il fallut tout de même attendre la troisième séance de révisions avant qu'elle ne craque, et se retrouve à califourchon sur moi, à la fois fiévreuse d'envie et honteuse d'avoir cédé. Fini l'air hautain, adieu les remarques cinglantes. Étais-je capable, cette fois-ci, de construire quelque chose de solide avec cette fille ?

Je louais depuis le début de mes études un deux-pièces en banlieue de Toulouse, dans un quartier plutôt tranquille, mais un peu vieillot. Ce n'était pas bien grand, mais j'avais la chance d'avoir une petite remise en sous-sol, où j'entreposais toutes les babioles rapportées de mes voyages, cachées dans des cartons qui s'amoncelaient. Bien que j'avais une vie riche d'expérience et de connaissance, il était très rare que je ramène des gens chez moi. C'était un peu comme une tanière, un nid qui n'appartenait qu'à moi. J'avais besoin de cette solitude relative dans mon quotidien si animé, car il y avait malgré tout un certain besoin de calme enfoui en moi.

La décoration était très sobre et je me contentais du strict nécessaire. La seule chose un peu folle qui se trouvait là, c'était une peau de bête trônant devant le clic-clac de la pièce à vivre. Une vraie, comme on en voit dans les chalets de montagne, étendue devant une cheminée qui crépite. C'était une peau de sanglier d'un brun très foncé, pas très élégante et qui jurait affreusement avec la tapisserie vert pomme. Elle m'avait été offerte en Bavière par un chasseur chez qui j'avais passé quelques nuits, deux années auparavant, alors que je traversais l'Allemagne au gré de rencontres fortuites. L'homme était incroyablement sympathique, et vivait reclus à la lisière d'un petit bois où je m'étais perdu. Malgré mes maigres connaissances de l'allemand, nous avions tout de même sympathisé, et il avait tellement apprécié ma visite qu'il m'avait offert la peau qui lui servait, jusqu'alors, de sorte de paillasson géant.

Cette peau, Zoé ne l'aimait pas du tout. Nous avions emménagé ensemble rapidement, au début du printemps suivant. Tout allait bien entre nous : c'était une relation comme je n'en avais encore jamais connu alors. Premièrement, parce qu'elle avait duré plus que quelques jours ; deuxièmement, parce que j'avais pour elle des sentiments qui ne semblaient pas se tarir. La semaine, nous nous voyions peu car nos études nous prenaient beaucoup de temps, particulièrement les miennes, mes examens finaux se profilant. Le week-end, nous vadrouillions en ville, discutant sur les bancs publics et roucoulant chez nous, le soir venu. Une relation normale, en somme, tellement normale que les gens qui nous voyaient et qui connaissaient ma réputation n'en revenaient pas. J'étais moi-même stupéfait de l'effet qu'elle avait sur moi.

Il y avait tout juste assez de place pour nous deux dans mon petit appartement, mais nous savions que ce n'était qu'une situation provisoire, en attendant que je trouve du travail. Les années quatre-vingt-dix voyaient les compagnies aériennes engranger de plus en plus de profit et se développer à grande vitesse, et je ne m'inquiétais donc pas trop quant à mes perspectives d'emploi. Long-courriers ou vols locaux, je m'en fichais pas mal, tant que j'avais enfin les fesses en l'air, après tant d'années passées à travailler d'arrache-pied. Les nombreux vols de formation qui avaient jalonné mon cursus n'avaient fait que renforcer mon impatience de me voir enfin porter une casquette et des épaulettes bien à moi, rien qu'à moi. Nous pourrions alors déménager, prendre un bel appartement, voire même une petite maison. Puis un an plus tard, elle finirait elle aussi ses études, et la grande vie s'offrirait alors : tous les deux, nos salaires confortables, et la vie devant nous pour en profiter. Cela semblait si mièvre que nous n'osions vraiment y croire. C'est pourtant ce qui s'est passé, à quelques détails près.


Lengaï [Publié !]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant