Chapitre II.1

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Je ne peux quitter des yeux cette mèche frisée qui dépasse de ma main

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Je ne peux quitter des yeux cette mèche frisée qui dépasse de ma main. Tous ces souvenirs, ces morceaux de ma vie sont là, entortillés sur eux-mêmes, mais plus rien ne me vient. Je cligne des yeux, convaincu que je vais reprendre mes esprits, mais c'est toujours le même néant blanchâtre qui s'offre à moi.

L'idée d'être au beau milieu d'un rêve me paraît de plus en plus improbable, sans que je puisse pour autant comprendre quoi que ce soit à ce qui m'arrive. Là où gisait la mèche se trouve maintenant un trou béant. Ce n'est pas un orifice, au sens conventionnel du terme, mais un halo un peu moins blanc que le reste. Agenouillé, je tente de regarder au travers. Il doit forcément y avoir quelque chose de l'autre côté, peut-être est-ce là une faille dans la cloison qui me sépare d'une pièce bien réelle, toute de couleurs pavée, où une bande de farceurs me joue un sale tour. Je dois bien pouvoir toucher l'autre côté en y passant ma main, gratter le papier peint, toucher la brique.

J'y suis presque, allongeant mon bras autant que je le peux. J'y arrive, je touche quelque chose, je perçois enfin de la matière sous mes doigts... mais je sens aussi une sensation insensée, comme une démangeaison, un contact grossier qui me tiraille dans le dos. Plus ma main explore à tâtons, plus mon dos me brûle. En tentant de forcer et d'arracher quelque chose dans l'orifice rayonnant, ce sont de véritables décharges électriques qui traversent mon échine, et il faut finalement que je retire ma main pour que ce supplice s'arrête.

Nouvel essai, nouvelle brûlure, encore, et encore, sans que rien n'émerge du trou : ni lumière, ni sédiment, rien qu'une douleur sourde. Serait-ce mon corps que je malmène du bout de mes doigts, de l'autre côté du vide ? Bien qu'absurde, l'idée me traverse l'esprit. Je dois pourtant me rendre à l'évidence : il n'y a rien à espérer de cette ouverture, rien non plus qu'elle ne puisse m'apprendre sur cet endroit. Tout n'est toujours que néant et ignorance. Marcher, voilà la seule chose que je puisse faire, et je ne m'en prive pas. Quelqu'un m'a dit un jour, sans pouvoir me rappeler qui, que rester en vie, c'est avant tout rester mobile.

Mes yeux se font progressivement aux rayonnements intenses, et ce qui me paraissait être il y a quelques heures – ou peut-être minutes, qu'en sais-je vraiment ? – un univers linéaire et sans relief, laisse maintenant paraître quelques nuances. Certains endroits sont plus sombres que d'autres, et au loin flottent d'étranges petits nuages. On croirait presque de la vapeur d'eau qui peine à condenser tant il est pénible de les distinguer, mais cela me prouve qu'une réalité tangible m'entoure bel et bien.

Mes pieds m'indiquent que je marche sur quelque chose tantôt dur et solide, tantôt mou et spongieux, me donnant l'impression d'explorer des marécages invisibles.

– Hé ! Ho !

Peut-être un écho me reviendra-t-il, cette fois-ci.

– Hé ! Un, deux, oh !

Toujours rien. Trois, quatre, rien non plus ; cinq six, j'abandonne. Pas le moindre retour de son pour venir me réconforter. Mes jambes me brûlent, et cela doit faire une éternité que je marche.

J'ai sans doute perdu la raison. Fini, le bon temps où mes neurones fonctionnaient normalement, terminée l'époque où mes yeux ne voyaient que ce qui existe, disparu tout discernement. Peut-être suis-je en train de tourner en rond, à la fois ici‑bas, pataugeant dans des marécages, et debout, les yeux exorbités, dans ma cellule capitonnée. Une maladie rare ou un sale accident m'aura pris cette raison qui faisait de moi un homme libre. Parfois, ma femme vient surement me rendre visite, et tout ce que ma carcasse parvient alors à faire, c'est émettre un grognement informe lorsqu'elle s'approche de moi, entourée d'infirmiers larges d'épaules. La pauvre ignore que mon âme s'est envolée loin de là, dans un enfer aveuglant où sa voix ne porte pas. Je suis un fantôme, coincé entre elle et les limbes, condamné à errer à jamais dans ce fichu pays blanc.

J'aimerais ne faire qu'un avec ce zombie que je ne sais plus habiter. Je tendrais la main à ma visiteuse, mais ne saurais sans doute lui faire croire à ma guérison tant mes souvenirs sont minces.

– Zoé, je me rappelle de toi, mais pourquoi es-tu maintenant si vieille ? bredouillerais-je.

Tes cheveux sont devenus blancs, et ton visage est usé par l'âge et la tristesse. Ou bien peut-être es-tu toujours jeune et jolie, blottie dans les bras d'un autre homme avec qui tu as refait ta vie ? Tu as quitté ton travail pour élever les enfants – est-ce seulement les nôtres ? Es-tu devenue la chef d'équipe que tu rêvais tant d'être ? Ne m'oublie pas, moi, le spectre de ces jours passés.

Tu ne viens peut-être même plus me voir, résolue depuis longtemps à m'abandonner à cet hospice qui veut bien de moi. Peut-être, sans doute : c'est effrayant de ne pas savoir. La folie ressemble à ça, j'en suis convaincu, car il ne peut y avoir état plus insensé que celui de ne rien connaître, rien déterminer, tout supposer.

Si je gesticule assez ici, j'arriverais sans doute à tirer sur les ficelles qui animent le zombie là-bas, à faire se lever sa main pour saluer les infirmiers et effrayer encore un peu plus la stagiaire qui change ma perfusion. Coucou, le monde, regardez le barjot vous saluer depuis sa chambre stérile ! Hello, petite, jette un œil au timbré qui se trémousse dans sa camisole ! Hola, salutations, non doc, pas la piqûre ! Sauter, tendre les bras, chercher les ficelles, frapper les petits nuages, allez Léo, donne tout. La folie ressemble à ça, alors donne tout.

Cinglé ou pas, je suis bel et bien bloqué ici. Quitte à tomber sur un univers absurde, j'aurais préféré tomber sur un de ces mondes enchantés et imaginaires dans lesquels il suffit d'imaginer une chose pour qu'elle apparaisse comme par enchantement. Malgré l'impression d'être coincé dans un épisode de série B, j'aurais au moins pu passer l'éternité à me goinfrer de beignets et de bière créés d'un simple claquement de doigts. J'aurais décoré ce vide tout blanc avec de jolies photos de paysages encadrées et, d'un autre coup de baguette magique, fait apparaître une charmante princesse pour me tenir compagnie. Une petite cabane nous aurait servi d'abri, et petit à petit, par magie, nous aurions tissé un monde parfait autour de nous. Malheureusement, rien de tout cela ne marche ici ; j'ai beau claquer des doigts autant que je le veux, il n'apparaît ni bière, ni princesse. Pas de chance, Léo, tu n'es pas tombé sur le pays imaginaire, mais sur la terre-de-rien-du-tout, endroit inutile à souhait où les pauvres gars atterrissent sans même savoir comment. La seule chose amusante dans cet enfer, c'est l'absence totale de toute capacité d'orientation. Je suis à peu près convaincu d'avoir, depuis le début de ma grande marche vers je ne sais où, foulé tantôt ce qu'on peut comparer à un sol, puis marché sur des parterres prenant des angles improbables, de sorte que même un champion de varappe ne saurait y gambader normalement. Bien entendu, la chose est difficile à concevoir tant les sens sont ici atrophiés.


Lengaï [Publié !]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant